Meet... Kate

 



TW : perte d'enfant, enfance difficile










- " Ça va pas ?
- " ... "



- " J'ai oublié de me brosser les dents ! 
- " Oh flemme !
- " Vas-y flemme aussi.
- " Je viens, moi."




- " Dis-moi ce qui va pas, Jane. Je vois bien que t'es triste."


- " Je suis PAS "triste". Je suis en colère. Tout le monde fait comme s'il s'était rien passé. On dirait que vous vous en foutez que ma sœur soit morte. Vous continuez votre vie, là, vous changez rien... J'ai l'impression qu'il y a que moi que ça rend... Que ça énerve.
- " Mais tu veux qu'on fasse quoi ?
- " Rien, vous êtes trop stupides de toute façon. Je verrai ça avec mes parents. Continuez à jouer aux voitures et à la poupée pendant ce temps-là."


- " Vous devriez pas ne pas vous brosser les dents. Le docteur à l'école il a dit que y'a des microbes dans la bouche qui font des trous dans les dents et après on est moches.
- " C'est surtout que c'est mauvais pour la santé mais t'as raison Sharon, être moche c'est pire qu'être malade. Qu'est-ce-que vous me cassez les couilles, tous...
- " Haha ! Ça risque pas t'en as pas !
- " La ferme Djalil. Bon... 1, 2, 3... Hey mais... Quelqu'un a vu Kate ?
- " Elle était pas avec nous devant la télé.
- " Oh mais elle fait chier celle-là aussi... Oh tant pis pour elle. Allez j'éteins.
- " Attends j'ai pas allumé ma veilleuse ! 
- " Liam, t'es plus un bébé sérieux... Allez à demain. J'ai assez vu vos tronches."



Moi aussi, j'avais assez vu vos tronches.




C'est pour ça que je m'éclipsais dès que je le pouvais. Je vivais mes propres aventures entourée d'alliés aussi divers que changeants : il y a avait eu des chats, des chiens, mais aussi des tigres et des éléphants. J'ai même eu un dragon une fois. Il m'avait bien servi la fois où j'étais tombée dans une fosse pleine de crocodiles. Malheureusement, je me lassais assez vite de mes compagnons imaginaires. Comme si j'étais incapable de savoir ce dont j'avais besoin. Néanmoins, les phases de déprime ne duraient jamais longtemps, un nouvel ami s'imposant toujours à moi.
Et puis il faut dire que j'étais bien occupée, le plus souvent à essayer de concurrencer Jane sur le plan athlétique.



Elle était si agile, si forte ! Je passais des heures à essayer de l'égaler en secret. Malheureusement, j'avais toujours un train de retard. À chaque fois que je pensais y arriver, son nouveau record, sa nouvelle cascade me refoulait à la seconde place.


C'est toujours le cœur lourd, plombé par l'échec que je revenais en courant à la maison à des heures indues. Toutes ces nuits ne forment plus qu'un dans mon esprit aujourd'hui, à l'exception d'une.


Je m'en souviens comme si c'était hier. 


C'était peu de temps après le décès de ma petite sœur Chloé seulement âgée de quelques mois. Je ne comprenais pas à l'époque de quoi il avait été réellement question et je n'ai saisi que trop tard l'implication des mots de ma mère ce soir-là : 


J'ai un plan.

J'ai fait mon indiscrète, galvanisée par l'interdit que représentait le fait d'écouter les adultes à leur insu et l'heure de la nuit, mais en réalité je ne comprenais rien. Les voix étaient trop souvent étouffées pour être audibles. Alors je me suis lassée et je suis allée m'écrouler sur mon lit de camp jusqu'au lendemain.



Épuisée, j'ai encore une fois loupé le réveil. C'est le coq éplumé du voisin qui comme toujours a sauvé la situation. Enfin... C'est ce que je croyais... Mais en réalité cette journée n'était pas comme les autres.
Néanmoins, je ne le savais pas encore alors j'ai entrepris ma petite routine en commençant par aller visiter la chambre de mes parents.



J'avais une fascination morbide pour ce berceau vide. Je ne le comprenais pas. Il était comme un bug dans la matrice : comment des choses, des personnes, pouvaient-elle disparaître comme cela ? Le bébé était là un matin et le soir, pouf, il avait disparu de la surface de la Terre. Il était encore là pourtant, présent dans nos têtes et dans nos cœurs, mais nous n'avions plus la matière pour faire vivre ces sentiments qui nous agitaient. 
La plus affectée a été ma mère. Elle s'est perdue l'espace d'un instant. Mais mon père a joué son rôle et l'a ramenée sur le rivage. Seulement, c'est comme si elle avait ramené quelque chose de l'autre côté ; un dessein sombre. Elle n'a plus été la même quand elle est revenue à elle. Mais comme mon père comblait les lacunes nouvelles de ma mère, ça ne me perturbait pas plus que ça.
Celle qui a le plus changé, ensuite, c'est ma sœur Jane. Cette perte l'a profondément ébranlée même si je ne m'en suis aperçue que bien plus tard. Jane avait toujours été la plus hardie de nous trois, la moins délicate. Le deuil de Chloé lui a apporté la hargne. Une hargne qu'elle a dirigé contre moi... Le mouton à cinq pattes de la fratrie. Pas aussi jolie que Sharon, pas aussi futée que Jane. La délicatesse qui faisait défaut à Jane et dont la part semblait avoir été aspirée par Sharon n'était pour autant pas absente chez moi. Elle s'exprimait différemment que chez ma sœur : j'étais considérée comme faible. Si je sais aujourd'hui que ce n'était pas le cas, j'ai grandi en étant persuadée que j'étais le maillon fragile de la chaîne. J'étais le bébé de trop, soi-disant. Ma mère, déjà contrariée par le fait d'avoir deux rejetons au lieu d'un à élever, a très mal vécu la remarque de l'obstétricien improvisé du coin : 

Attendez, il y en a un troisième !

Ainsi, la seule échographie dont ma mère avait pu bénéficier lui avait réservé une surprise de plutôt mauvais goût : parce-que c'est moi qui ait tout pris dans la tronche. Écrasée par mes deux sœurs dès l'utérus, je n'ai pas eu tellement plus de place par la suite pour me développer comme elles. J'étais plus chétive, plus fragile, plus anxieuse. Seul mon père prenait le temps de ma calmer. Les autres me laissaient me vider de mes larmes en me disant que je "pisserais moins". C'est pour cela que j'attendais beaucoup de cette nouvelle sœur. Plus jeune, je savais qu'elle intéresserait moins Jane et Sharon et elle ne risquait pas de prendre l'ascendant sur moi. J'avais si hâte qu'elle grandisse et qu'on vive nos aventures ensemble, j'avais si hâte de me sentir proche de quelqu'un de réel, de me sentir aimée pour ce que je suis, avec mes imperfections ! Car il ne faisait aucun doute qu'elle allait m'aimer comme je l'aimais déjà... Maman me disait qu'elle me reconnaissait de loin et qu'elle ne souriait jamais autant que quand j'étais là. Mon cœur était tout gonflé dans ces moments-là, si bien que j'allais jusqu'à faire répéter ma mère pour faire durer le plaisir.
Alors seule devant ce berceau, matin après matin, je restait hébétée de longues minutes, ne comprenant pas comment on avait pu me faire ça.


La vie continuait, avec sa routine déjà pénible mais détestable depuis le drame. Surtout quand il se sont servis de mon assuétude contre moi. Plus docile, plus discrète, j'ai été une variable d'ajustement toute désignée.


Ce matin-là, je suis rentrée comme d'habitude dans la pièce de vie pleine de brouhaha.

Comme d'habitude, j'ai essuyé des méchancetés de ma sœur sans broncher. Et comme d'habitude, j'allais me faire remonter les bretelles pour mon retard. 


Du moins c'est ce que je pensais. Car ma mère a dit : 

Je sens que tu es fatiguée. Reste à la maison aujourd'hui.


La journée s'est transformée en semaine entière. Mais ça ne m'a pas marquée sur le moment, absolument persuadée que j'avais besoin de beaucoup me reposer.


Ma mère a été un peu plus douce pendant cette période alors j'en ai profité à fond. Un début d'alarme a retenti quand je me suis aperçue que mes frères et sœurs ont commencé à m'ignorer complètement, à me fermer leur cercle pour de bon, comme si je ne faisais plus partie de la famille, plus partie de leur monde.



Je me suis consolée en me disant que de toute façon, ça ne changeait pas grand chose. Et puis ils pouvaient bien être jaloux de moi cinq minutes quand moi j'avais été élevée dans leur ombre toute ma vie.
Ainsi j'ai continué ma petite vie, n'allant à l'école plus qu'une fois dans la semaine ; ce qui a fini par me donner trop de temps à tuer. Je me suis mise à espionner tout le monde, à m'imaginer leur vie en dehors des mobil-homes. La victime préférée de mes indiscrétions était Sharon. J'écoutais toutes les leçons qu'elle donnait à Liam avec un grand intérêt. Je désirais si fort avoir les mêmes cheveux qu'elle... Jane avait les cheveux raides, Sharon avait les boucles, et moi...



... toute ma part indomptable s'était exprimée dans ma tignasse. D'aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours considérée comme une Madame Patate montée de travers. La délicatesse chez Sharon la rendait gracieuse, moi elle me faisait chouiner. La sauvagerie de Jane la rendait féroce, la mienne indisciplinait mes cheveux et me rendait ridicule aux yeux des autres.
Restait l'école où la désobéissance de Jane la desservait et l'absence de goût pour l'effort de Sharon, peu habituée à en fournir, la rendait médiocre.


Je me suis rendue compte un peu tard que j'avais sacrifié un peu trop facilement la seule discipline où je me démarquais.


J'ai arrêté de progresser, mais pas seulement.
Je me suis faite vampirisée.


Tout ce que je savais, je le transmettais à Jane. Mes parents se sont servis de mon besoin de reconnaissance pour m'embrouiller en me faisant croire que j'aidais ma sœur. En réalité, je la remplissais de mon savoir. Pour me remercier, elle devait passer du temps avec moi. En réalité, c'était un échange d'informations. 
Au bout d'un moment, mes parents se sont décidés à être honnêtes avec nous. À défaut d'être décents.


Il nous ont avoué qu'ils faisaient de nous une arme. Ni Jane ni moi n'avons compris les tenants et les aboutissants, mais il ne nous a pas échappé que nos vies étaient en train de se dérober à notre volonté. Nous avons protesté, rouspété, mais la décision était prise. Jane et moi devions coopérer, nos vies ne devaient plus avoir de secrets l'une pour l'autre. 



Si ma sœur n'avait rien n'à cacher mais voyait d'un très mauvais œil le fait de partager sa vie fabuleuse avec moi, de mon côté, mes vies alternatives n'avaient pas de place supplémentaire. Pas pour elle en tout cas. 


Surtout que pour une fois, j'ai vraiment senti le soufre. Dans ce choix de mes parents, c'est moi qui allait le plus en pâtir. Dans l'équation, c'est Jane qui était gardée. Kate, elle, était vouée à disparaître.
J'ai été très difficile à cette période. Je fuguais, je criais, je tapais... Je me rebellais contre tout, mais surtout contre leur volonté de noyer ma personnalité. Je me faisais remarquer avec l'énergie du désespoir : je ne voulais pas qu'on m'oublie.

Mais je n'ai jamais été endurante. J'ai finalement acquis cette capacité au fur et à mesure et dans la douleur, mais je n'ai jamais été quelqu'un qui a forcé quoi que ce soit. Après une période qui visait à me laisser m'acclimater à cette idée, ma mère s'est manifestée à nouveau.



Il était temps qu'une nouvelle étape soit franchie.
J'ai rué une dernière fois.


J'ai tenté le tout pour le tout. J'étais prête à tout, j'ai essayé de m'enfuir, même. Mais la poigne forte de ma mère m'a clouée sur place et elle commençait à vouloir défaire mon nœud quand mes cheveux ont décidé de résister aussi. Mais plutôt que de m'aider, la douleur sous les gestes brusques de ma mère m'ont plus fait me recroqueviller que prendre mes jambes à mon cou.
C'est mon père qui est venu à ma rescousse, alerté par mes hurlements. Il a écarté ma mère et m'a écoutée.


J'ai vidé tout ce qu'il y avait dans mon sac. Je leur ai tout reproché, j'ai hurlé tout mon saoul. Mon père a tout encaissé avec une apparente bienveillance. Puis il a parlé.


Il m'a réexpliqué avec des mots différents de ceux de ma mère la situation. Ce qu'ils ressentaient, sur ce que le décès de ma petite sœur avait changé pour nous tous, sur mon rôle à tenir dans cette nouvelle configuration. Il a repris chacun de mes griefs et y a répondu, m'a rassurée sur chacun d'entre eux.
Aujourd'hui je sais que j'ai été manipulée.
Mais à l'époque, je n'y ai vu que du feu. J'étais soudainement importante. J'avais un rôle crucial. Oui, j'étais l'ombre et non la lumière, mais de toute façon, c'est ce qui était naturel pour moi, ce que j'appréciais le plus, évoluer discrètement. Je n'ai pas eu la présence d'esprit à l'époque de lui rétorquer que si j'étais ainsi c'est parce-qu'on m'y avait cantonnée depuis la naissance. Qu'en réalité, je crevais d'envie de briller en pleine lumière. Non. Ce jour-là, je me suis noyée dans le sentiment d'importance que je lisais dans les yeux de mon père.



Et j'aurais bien voulu me sentir importante pour deux. Parce-que Jane n'avait pas l'air d'avoir saisi la force du projet. Quand elle m'a vue dans sa peau pour la première fois, voir comme j'arrivais si bien à l'imiter, je l'ai vue se décomposer. Et aujourd'hui je sais que la détresse qu'elle a ressenti à cet instant est à l'origine de tout ce qu'elle m'a fait subir par la suite.
Parce-que si je trouvais que me lisser les cheveux et dire des grossièretés étaient des épreuves, cela n'était rien comparé à ce qui m'attendait.
















Commentaires

Eulaline a dit…
J'avoue que je ne pensais pas que l'idée d'"effacer" Kate venait des parents. J'avais l'espoir que cette idée folle venait de Jane et que Kate s'y était pliée.
Mais alors, cette version me plaît encore plus. C'est tellement machiavélique :D tellement à l'image du désespoir de ces pauvres parents. Ils avaient compris qu'il faudrait du temps et de l'endurance pour arriver à percer le mystère, c'est très bien joué de leur part. Cela aurait pu fonctionner... peut-être cela peut-il encore fonctionner?

Rooh, c'est génial! J'adore ♥
GGO a dit…
Merci beaucoup ! Ton message me fait très plaisir. :D