2.19 Clair Obscur - Partie 3






C'est un cœur lourd que Kay traîne jusqu'à chez lui. Il était persuadé d'avoir fait le deuil de sa relation avec Silvia, d'avoir accepté que la véritable histoire d'amour était entre elle et leur ami. Mais force est de constater que le processus est inachevé s'il en croit le déchirement qu'il a ressenti quand il l'a vue se faire aspirer vers Corey. 

Et lui, alors ?

Quand il s'est posé la question, il a su que les problèmes allaient commencer. "Et moi, alors ?", c'est la question qui le lacère de l'intérieur depuis qu'il a la capacité de penser pour lui. Livré à lui-même depuis sa plus tendre enfance, Kay ressent un manque abyssal, celui de compter pour quelqu'un. Il a réussi à feinter jusque là, avec des résultats plus ou moins heureux, mais ce soir il est à court de munitions. Il n'avait pas anticipé qu'il puisse glisser avec la survie de Corey. Le cul par terre, il ne voit rien qui ne lui permette de se lever ; il se sent comme un de ces enfants qui trébuchent et qui restent les bras en l'air, implorant que l'on vienne les chercher, inconscients qu'ils ont la capacité physique de se hisser seuls sur leurs jambes. Parce-que ce n'est pas le corps qui fait défaut à Kay, mais l'esprit. Il le sent, il est à bout. C'est trop dur. Il connait les astuces pour se sortir de cet endroit sombre pour autant il ne les utilise pas. C'est trop dur et c'est trop tard. Il s'est fait percuter, il n'a rien vu venir. Sa décision a été tout aussi instantanée. Il s'apprête à aller chercher ses affaires chez Corey quand des voix lui parviennent de la maison voisine.


Il reconnait les visages des invités qui le saluent quand ils l'aperçoivent.

- " Tu viens boire un verre ?" Lui demande l'un deux.

Cette question le met instantanément en colère car ils savent tous qu'il se bat depuis des années contre son addiction aux psychotropes, mais ils ne percutent pas et continuent de le tenter. Le cynisme prend alors le dessus et lui fait bifurquer de sa trajectoire en pensant que si personne n'en a rien à foutre de tous les efforts qu'il fait pour combattre sa maladie, eh bien lui non plus. 

- " Ouais." Répond-il alors laconiquement.

Il s'engage sur la terrasse, bien décidé à se punir de sa faiblesse, quand une silhouette attire son attention sur la droite.


Leurs regards se croisent et elle a l'air de le reconnaître quand lui n'arrive pas à la remettre. Perturbé, il oublie ce qu'il était venu faire et s'assoit à côté d'elle après avoir finalement saluer tout le monde. 
Il répond distraitement aux questions des deux hommes qui lui font face, tout absorbé qu'il est par le mystère que représente cette fille pour lui.


Visiblement gênée par son insistance, elle finit par dire : 

- " On s'est vus au Saloon la semaine dernière. J'étais avec Lydie."

Et là, tout lui revient dans un chaos migraineux. Il porte la main à sa tête et dit, amer : 

- " J'ai été drogué avec mon pote ce soir-là... Tu ne saurais rien là-dessus ?"

La jeune femme se crispe, dubitative quant à l'insinuation à peine déguisée dans sa question : 

- " Non..." Répond-elle. "Je... Tu penses que c'est moi ?
- " J'en sais rien, j'te connais pas. Tout ce que je sais c'est que mon pote a failli y passer et que moi j'suis amnésique pour tout ce qui concerne cette soirée."


- " Mon Dieu c'est horrible !" Répond-elle sous le choc de l'information. "Mais je te jure que ce n'est pas moi ! Je... mais... je ne sais pas quoi te dire d'autre..."

Il la regarde avec un air mauvais avant de conclure : 

- " Ouais ok, on va dire que c'est bon."


En suspens, les sourcils arqués vers le haut, la rouquine demande : 

- " C'est... c'est tout ?
- " Bah oui... J'suis hyper con, j'ai zéro capacité pour savoir si tu mens ou pas alors..."


- " Pardon... Pardon...." S'excuse-t-elle. "Je ne devrais pas rire mais..."


- " Nan mais t'inquiète j'ai l'habitude. Tout le monde se fout de ma gueule tout le temps, j'suis un clown.
- " Oh non..." Réplique-t-elle. "Pardon..."


- " Je ne voulais pas te manquer de respect... C'est juste que quand je t'ai vu la dernière fois, tu avais l'air de prendre plaisir à amuser la galerie, ne crois pas que je me moque de toi. Pardon, je pensais que c'était de l'auto-dérision... Pourquoi tu te dévalorises comme ça ? Tu ne mérites pas ça. Lydie t'apprécie sincèrement tu sais ? 
- " Ouais comme un petit animal, quoi.
- " Nan pas du tout. Quand elle m'a parlé de toi il n'y avait aucune condescendance dans sa voix, vraiment. Elle te trouve drôle et très talentueux.
- " ... Ah ouais ?"


- " OUI ! Elle m'a dit que tu savais jouer de presque tous les instruments...
- " Ouais nan... Guitare, batterie et basse. Le clavier faut pas que ce soit trop compliqué...
- " Eh ben c'est énorme déjà ! Et puis j'ai écouté tes chansons, tu chantes super bien aussi ! J'aime vraiment beaucoup !
- " Ouais bah j'suis con quand même. J'ai fait des trucs vraiment nuls, j'suis un putain de camé qui ne pense qu'à une chose depuis tout à l'heure c'est de vider le tonneau, j'ai absolument zéro avenir. Voilà, tu sais tout."


Devant son expression, il reprend : 

- " Donc bon, t'as vraiment l'air d'être une gentille fille, alors gagnons du temps et ignore-moi. Sur ce, avant de pourrir encore plus ta soirée je vais dégager, d'accord ?"

Il va se lever mais elle rétorque : 

- " Tu te trompes.
- " Quoi, encore ?
- " Tu viens de prouver que malgré ton envie tu as réussi à résister. Je sais aussi que tu es capable de gérer ton addiction avec plus de facilité, comme la dernière fois au Saloon...
- " ...
- " Tu as pris un soft naturellement, je ne t'ai pas vu hésiter. Je sais aussi que, mal accompagné, tu as fait des erreurs et que tu les as payées. Que tu es fidèle en amitié, et que tu as un fort instinct protecteur envers tes amis. Tu n'as pas arrêté de le couver du regard, ce soir-là, et tu n'as pas hésité à tout lâcher quand tu as cru qu'il avait des ennuis..."

Décontenancé par la gentillesse dont elle fait preuve, il est ramené à lui lorsqu'elle évoque le soir où ils se sont fait piéger avec Corey : 

- " Tu te souviens de quoi, ce soir-là ? Attends..." Il sort son téléphone et lui montre la photo d'Aya. "Est-ce-qu'elle était là, ce soir-là ?
- " Euh... Elle était bien rousse, mais... Difficile à dire... Je ne l'ai pas très bien vue. Je..." Elle porte sa main à sa tempe. "Je ne sais pas... Ouch... Oh je sais pas ce que j'ai..."

Se rendant compte de ce qu'il se passe, Kay répond : 

- " Nan laisse tomber. C'est pas grave. En tout cas..." Il s'interrompt sous l'émotion qui le gagne : elle est aussi une victime de la personne qui leur a tendu le piège. En confiance, il arrive à formuler, même si c'est tout bas puisque qu'il est soudainement pris de timidité : "En tout cas, merci pour ce que tu as dit. Je... Je ne m'y attendais pas. Tu es bien renseignée sur moi, didon, haha..."


- " J'ai peut-être posé quelques questions te concernant..." Avoue-t-elle avant de baisser les yeux, les joues rosies. 
- " Ça va, t'as pas l'air traumatisée..."


- " Au contraire, je dirais..."

Elle redirige pudiquement ses yeux vers le feu après un rapide regard en coin et Kay sent son cœur battre un petit peu plus fort et une vague de chaleur l'envahit, bouleversante, revigorante. Il réalise à quel point tout peut basculer d'un instant à l'autre, et pas seulement vers le pire. Il sourit, reconnaissant, et déclare : 

- " On dirait que j'ai un sacré train de retard... Surtout que bon... Comme j'suis amnésique, je ne me souviens même pas de ton prénom... Ahem...
- " Angela. Angela Pleasant.
- " C'est joli.
- " Merci.
- " Et tu fais quoi dans la vie ?
- " Je suis étudiante en dernière année de psychologie à Britechester.
- " Ah ouais c'est pas à côté ! Qu'est-ce-que tu fais là ? 
- "J'ai une copine qui habite dans le coin et on est venues passer quelques jours avant la rentrée dans sa famille.
- " Ah, c'est quand ?
- " ... Après-demain.
- " Ah...
- " Oui...
- " Ok. Bah vite alors. Question suivante..."


Il enchaîne les questions et se rend compte que contre toute attente, il passe une très bonne soirée. Dirk et Jo ont fini par revenir après leur avoir laissé un peu d'intimité quand ils avaient vu que la discussion prenait un tour intime ; tout le monde rit et blague, jusqu'à ce que le téléphone de Kay se mette à vibrer sans sa poche.



Devant la mine abattue qu'il affiche, Angela s'inquiète : 

- " Ça ne va pas, Kay ?
- " Je ne sais pas... J'imagine que je vais bientôt le découvrir... Il faut que j'y aille...
- " Déjà ?!
- " Ouais. Salut, alors. C'était chouette."

Il se lève et va passer la grille quand il l'entend s'exclamer : 

- "Attends !"


- " Tu euh... Tu peux... Je peux avoir ton tel, pour euh... enfin..."


- " Pourquoi faire ? Tu pars demain à 700 bornes, après-demain tu m'as oublié. Mais t'inquiète c'est normal. Donc si c'est pour me faire ghoster ou attendre tes réponses sans savoir si je te fais chier ou pas c'est pas la peine."


- " Ouah t'es cash quand même et... c'est fou comme tu te déconsidères. Je ne t'ai pas oublié la dernière fois, je ne vais pas le faire maintenant alors que je crush vraiment sur toi."


- " Ah bah super à 10000 kilomètres ça me fait une belle jambe."

Elle rit et réplique : 

- " Ok ok, je vois. Oh punaise t'es pas facile... Mais... mais si je reviens, ça te dirait qu'on passe une vraie soirée ensemble ?
- " Tu comptes revenir bientôt ?
- " Ca dépend... On pourrait se voir si je reviens ?
- " Bah oui.
- " Eh ben... Samedi ?
- " Mais tu vas rentrer à Britechester et revenir 3 jours après ?
- " Oui.
- " Ah ouais tu rigoles pas toi. Bah écoute ok, on verra bien."

Elle rit et il s'étonne qu'elle ne se formalise pas devant son manque de confiance. Elle lui demande son numéro comme si de rien n'était et dit après l'avoir bipé et avant de tourner les talons : 

- " À Samedi alors."


Il lui faut quelques secondes pour se rappeler ce qu'il fait planté là une fois qu'Angela a disparu derrière la haie. Quelle drôle de tournure cette soirée a prise... Et s'il en croit le message qu'il vient de recevoir, les surprises ne sont pas terminées. Une fois revenu à lui, il contourne la clôture pour rejoindre son appartement.


Il découvre alors Silvia, la mine triste, qui l'attend en haut des escaliers devant son bâtiment. Inquiet, il demande : 

- " Il va bien ?"

Elle hoche la tête rapidement sans dire un mot. Perplexe, il passe devant elle et ils se dirigent ensemble à l'étage ; la gorge nouée, ses interrogations ne passent pas ses lèvres.



C'est une fois à l'intérieur que son angoisse jaillit et lui fait demander abruptement : 

- " Pourquoi t'es là ? Il s'est passé quoi ?"

Silvia, elle, continue sa course. La casquette qu'elle porte et qui lui cache le visage oscille lentement, lourdement, de droite à gauche, comme un témoignage non verbal de sa douleur, puis tombe à terre après avoir percuté le torse de Kay qui embrasse le corps frêle de son amie.


Il ne comprend pas ce qu'il se passe, il ne s'attendait pas à la revoir ni ce soir, ni dans cet état. Silvia devrait irradier de joie, pourtant, elle pleure à chaudes larmes au creux de son épaule. Au bout d'un moment, alors qu'elle se calme, il recule légèrement la tête pour lui cogner doucement le front et demande plus doucement : 

- " Pourquoi tu pleures ? Qu'est-ce-que tu fais là ?"


Elle renifle - il se retient de regarder son sweat - puis répond : 

- " J'ai dit au revoir.
- " Hein ? Mais pourquoi ? Mais... Pourquoi t'es revenue pour faire ça ?" 

Le ton criard traduit sa surprise et sa frustration. Il a décroisé les bras d'autour de son cou sur ces mots pour repousser Silvia, qui elle se remet à pleurer et gémit avec un timbre aigu : 


- " Je n'ai pas réussi ce que je voulais faire. Je ne suis pas tirée d'affaire et je ne le serai peut-être jamais. Il attend des choses de moi que je suis incapable de lui apporter.
- " C'est à dire ?
- " Je ne peux pas lui raconter ce que j'ai fait, je ne peux pas lui avouer ce que je suis, je ne peux pas le faire vivre dans mon monde. Il n'est pas comme nous. À la seconde où je m'affiche avec lui il a une cible dans le dos et moi je suis perdue."

Bouleversé par la détresse de son amie, il la laisse graduellement revenir contre lui, les doigts toujours autour de ses poignets, comme s'il cherchait à se protéger, avant de continuer : 

- " Il s'est passé quoi, l'autre fois, au bar ? Tu sais quelque chose ? C'est qui cette meuf ? Est-ce-qu'Aya est impliquée ?
- " Je ne sais pas, pour cette Aya. Mais ce qui est en jeu dépasse ton image de la réalité. Je suis une rescapée de l'Épidémie du Berceau, Kay. 
- " Quoi ?
- " Oui. Mon frère a réussi à garder le secret. Il n'y a que lui, Julie, Nadège, Don et moi qui savons. Et toi maintenant. 
- " Mais... Mais nan..." La révélation rebondit sur lui, recalée par l'incohérence qu'il vient de relever. "Mais nan... c'est votre autre sœur... Comment elle s'appelait... Celle qui est morte...
- " Non. C'est moi. Mon frère a réussi a embrouiller le peu de personnes qui se souvenaient de notre fratrie. Les vétérans étaient morts un par un au cours des années précédentes, les derniers ayant disparu le jour de l'expédition qui m'a libérée. Ils sont arrivés à dix sur le site qui me retenait captive sans savoir ce qu'ils allaient trouver. Quand mes parents sont tombés sur moi, ils m'ont reconnue tout de suite. C'est... C'est ce qui les a condamné. Le choc a été tel qu'ils se sont laissés distraire... Nous ne sommes que deux à être sortis vivant de cet enfer. Mon père s'est vite rendu compte que dévoiler mon identité au groupe allait me mettre en danger ; ils allaient forcément se servir de moi pour se venger de l'hécatombe qui avait eu lieu. Alors il a tenté un coup de poker. Avec l'aide de Nadège il a fait disparaitre ma sœur et m'a confiée à mon frère à qui il a donné des clés pour faire passer la pilule auprès de La CLOES. Comme ils avaient d'autres chats à fouetter, que Jane venait d'être catapultée à la tête de l'organisation, mon prénom n'a attiré l'attention de personne. Je me suis simplement glissée dans l'ombre de la petite sœur restante aux côtés de mon frère, sans véritable identité.
- " Putain... Putain c'est complètement ouf cette histoire... C'est pour ça alors qu'ils ont cherché à tuer Corey ? Oaz'Corp cherche à te retrouver ? C'est pour t'attirer qu'ils ont fait ça ? Mais comment ils ont fait le lien avec Corey ?
- " ... La photo. C'est la photo.
- " ...
- " Et oui. Oui, ils voulaient m'atteindre."

Le souffle de Kay s'accélère. C'est de sa faute. C'est à cause de sa putain de blague que Corey a failli perdre la vie. Corey a failli mourir deux fois par sa faute. il se met à trembler, les larmes lui montent aux yeux, et comme pour évacuer sa colère il dit d'un ton rageur : 
- " Ton frère est un enfoiré, Silvia. Oaz'Corp, putain. Il ne m'avait rien dit, putain de merde...
- " Je sais." Répond-elle simplement avant de se coller davantage en écartant petit à petit leurs bras tandis qu'elle reprend : "C'est pour ça que j'ai coupé les ponts. Il est toxique. Je suis désolée de t'avoir aussi mis en danger par mon silence. J'aurais du venir te voir. Mais à l'époque je pensais devoir continuer à faire la morte pour notre sécurité à tous.
- " Et maintenant ?" Il renifle.
- " Maintenant ? Maintenant je ne veux plus rester seule. Je suis à deux doigts de craquer. De me rendre.
- " Putain NON Silvia !
- " J'ai besoin d'aide, Kay. Je suis en train de sombrer et la seule personne en qui j'ai confiance, la seule personne que j'aime et qui me reste, c'est toi. À toi, je peux tout te dire." 

Son cœur tambourine si fort qu'il s'entend à peine penser. Il y a trop d'informations. Et qu'est-elle en train de lui dire, au juste ? Entre eux c'est fini et rien ne sera plus jamais comme avant. Il le sait. Pourtant, la situation qui amène leurs deux êtres fracassés à une telle proximité lui est familière. Ils s'étaient déjà comblés l'un l'autre, ils s'étaient aimés. Elle vient de le lui dire. Il n'avait pas rêvé, il ne s'était pas trompé. Et la vie lui avait arraché ça, ce sentiment de compter. 
Le silence est si lourd, tout autour... Les billes pâles de Silvia brillent et l'implorent, tout son corps tremble contre son torse, sa mâchoire claque à s'en faire s'entrechoquer les dents. Elle est si proche, désormais, qu'il lui suffirait de fléchir et d'incliner la nuque de quelques petits degrés pour céder au sentiment qu'elle lui renvoie. Mais il ne bouge pas, figé par la peur de comprendre. Puis le sol s'ouvre sous ses pieds lorsqu'elle poursuit d'une voix chevrotante : 

- " J'ai essayé si longtemps de tout faire toute seule. De préserver les autres. Mais regarde où j'en suis... Depuis que je vous ai revu, je suis incapable de repartir comme si de rien n'était. J'ai besoin de toi, Kay. J'ai vraiment besoin de toi. J'ai besoin de m'accrocher à l'étincelle qui nous a rapprochés et qui j'espère est toujours là, quelque part. Est-ce-qu'une part de toi se souvient de celle que tu aimais ? Te souviens-tu d'elle ? Te souviens-tu de moi ?"

Sur ces mots, elle monte sur la pointe des pieds et atteint ses lèvres. La chaleur ressentie sur sa bouche semble faire fondre les muscles de sa nuque qui cède, comme si toute sa solitude pesait dessus.


Seulement, l'explosion qu'il pensait ressentir dans son ventre n'a pas lieu, le baiser est sans saveur, gâché, même, par le sentiment de culpabilité qui l'étreint à l'étouffer.

- " Non... Non... J'peux pas faire ça. Encore moins à Corey.
- " Il n'en souffrira pas." La bouche tordue et les yeux plissés, elle répète : "Il n'en souffrira pas. Je m'en suis occupée." Puis, avec une voix cassée qui font mourir les dernières syllabes dans sa gorge : "Il est en sécurité, il ne souffrira plus."
- " Silvia, qu'est-ce-que tu as fait ?"

Elle oscille négativement la tête, d'un mouvement rapide, refusant de lui répondre. Mais comme il insiste elle réplique : 

- " Je ne veux pas te le dire. Parce-que quand tu sauras, tu auras peur de moi.
- " Silvia, qu'est-ce-que tu as fait ?
- " Je ne veux pas que tu m'abandonnes." Elle pleure pour de bon cette fois, et crie "Je ne peux plus continuer comme ça ! Je suis toute seule pour faire face ! Depuis toujours ! J'en peux plus ! Je ne peux pas continuer à virer tout le monde de ma vie ! Autant me foutre en l'air ! "


- " Silvia..."

Mais elle ne le laisse pas répéter. Il sursaute lorsqu'elle hurle d'une voix stridente : 

- " JE L'AI FAIT OUBLIER ! JE L'AI FAIT OUBLIER ! JE LUI AI ECRIT UN TOUT NOUVEAU SCENARIO OÙ IL EST PERSUADÉ NE PLUS M'AIMER!
- " Qu... Quoi ?
- " JE SUIS UN PUTAIN DE MONSTRE, KAY ! ILS M'ONT FAIT ÇA ! ILS M'ONT CHANGÉE, ILS ONT BOUSILLÉ MA VIE ET MOI JE FAIS CE QUE JE PEUX POUR M'EN SORTIR !"

Elle retombe dans ses bras, soudainement vidée, et s'accroche à lui comme si elle ne tenait plus sur ses jambes.

- " Ne m'abandonne pas... J'ai peur. Je meurs de peur." Souffle-t-elle dans son cou.


- " Je comprends rien à ce que tu dis mais viens... Viens."

Il la soutient tandis qu'ils se dirigent vers la salon - qui lui sert de chambre - et l'assoit sur le lit escamotable qu'il vient de finir de monter et qu'il n'a pas pris la peine de ranger puisqu'il vivait seul depuis que Corey est hospitalisé. Il attrape un mouchoir pour le lui tendre, mais elle se contente de le serrer dans ses poings tremblants. Le souffle rapide, les pommettes rosies, son état se dégrade encore quand elle se met à chercher son air.

- " Je... Je me sens pas bien... Je dois partir.
- " Attends attends... Du calme, ça va aller."

Il s'accroupit devant elle, enveloppant, et colle son front contre le sien tandis qu'il lui caresse l'arrière de son crâne qui tient presque tout entier dans sa main. Le souffle de son amie s'apaise, lentement mais sûrement à mesure que sa tête pèse de plus en plus contre lui. Il entreprend de lui essuyer délicatement le visage avec un des mouchoirs qu'il lui avait confié. Ses joues sont écarlates, désormais, si bien qu'il n'est pas étonné quand elle déclare : 

- " J'ai chaud."

Il l'aide alors à ôter sa veste et en profite pour s'assoir à ses côtés et passer un bras dans son dos afin de la presser contre lui en un geste protecteur.


- " Je ne sais pas bien ce que je peux faire, Silvia, pour t'aider... Ça me dépasse complètement tout ça... J'comprends rien. Mais je suis là pour t'écouter si tu veux. Je crois pas que je pourrai t'apporter grand chose, tu sais que je suis pas très malin... Mais je suis là. Tu m'as énormément manqué même si j'en avais honte et que je n'ai jamais rien dit à personne... Je ne mérite même pas que tu me regardes après ce que j'ai fait... Mais si je peux me rattraper ne serait-ce qu'un tout petit peu en te soutenant dans ce que tu vis, tu peux compter sur moi."

Elle ne répond pas. Elle respire mieux, mais elle pleure toujours, en silence cette fois. Quelques minutes passent et elle se met à frissonner, si bien qu'il la presse un peu plus contre lui et la frictionne pour la réchauffer.

- " Attends, je vais te redonner ta veste."

Elle oscille négativement la tête et agrippe son bras pour l'empêcher de bouger.


- " Ok, Ok... Je reste là."

Joue contre joue, il la berce doucement dans l'espoir de la voir se détendre. Au bout d'un temps sans chiffre, il l'entend murmurer quelque chose qu'il ne comprend pas. 

- " J'ai pas entendu..."

Elle souffle alors un tout petit peu plus fort : 

- " C'est moi qui suis désolée. C'est moi qui ai honte de la manière dont je t'ai traité. Tu ne méritais pas ça. 
- " Oh arrête... J'étais jaloux, je t'ai crié dessus... 
- " Je t'ai crié dessus aussi... Je t'ai frappé... 
- " Oh tu m'as pas fait mal...
- " Même... Et c'est toi qu'on a accusé d'être violent...
- " Bah j'ai cogné quelques gars quand même... Bien sûr qu'ils ont eu peur pour toi. Je passais pas un week-end sans me foutre sur la gueule. Et puis y'avait ce que tu me demandais... J'étais trop con pour me rendre compte que je devais pas le faire."

Elle soupire puis répond : 

- " J'ai regardé l'émission...
- " ...
- " Je suis si fière de toi..."

Il ne peut répondre, intensément troublé par les mots qu'il rêvait d'entendre depuis qu'il était sorti de prison. "Je suis si fière de toi". Il avait tellement lutté contre lui-même et contre les autres pour sortir de ses vices qu'il avait toujours ressenti le besoin viscéral d'entendre quelqu'un prononcer cette toute petite phrase. Il la serre un peu plus en guise de remerciement et elle poursuit : 

- " Ce qu'on a vécu ensemble c'était peut-être imparfait mais mon affection pour toi était réelle... Elle est réelle."

À nouveau, son cœur s'emballe alors qu'elle se délivre délicatement de ses bras.


Des frissons lui parcourent l'échine alors qu'il sent la peau de Silvia glisser contre sa paume, son cœur saute un battement quand elle lui frôle la nuque puis l'angle de sa mâchoire du bout des doigts. Son souffle s'accélère, il panique. Il a dit non. Il a dit non. Il va se lever mais la tendresse infinie dans la voix de Silvia le cloue au lit : 

- " Tu es si précieux, Kay... J'aurais voulu être plus forte pour te guider et te protéger... Mais moi aussi je suis une laissée pour compte." Sa voix se charge d'émotion. "Nous n'avions pas les armes et on a fait du mal autour de nous. Je te demande pardon pour celui que je t'ai fait. Je te demande pardon pour cette solitude que tu as du ressentir après ma trahison. Je ne voulais pas te faire de mal... J'avais juste un tel besoin d'amour que je n'ai pas su gérer mes sentiments pour vous deux. Si seulement j'avais pu lire dans l'avenir... Si seulement j'avais pu voir ce qu'on est devenus, toi et moi, ressentir ce que je ressens en te regardant ce soir... Je serais venue te retrouver plus tôt. Confie-moi ce gouffre qui te consume et je te promets que tu ne te sentiras plus jamais seul."


- " Toi et moi, Kay. Avec toi à mes côtés je ne craindrai plus rien. Ne m'abandonne pas. Je t'en supplie, ne m'abandonne pas."

Dans un état second, il sent qu'il se lève en assurant bien sa prise pour la soulever et la plaquer sans effort contre la porte.



- " On ne sera plus jamais seuls..." Murmure-t-elle encore.

Comme dans un rêve dont il est le spectateur, il se sent aspiré contre sa gorge dont il inspire le parfum, un parfum si familier et rassurant.


Il effleure des lèvres la peau de Silvia qui se perle de frisson en remontant doucement vers sa bouche qu'il saisit. Le baiser s'intensifie rapidement et un désir puissant le traverse de bas en haut. Il se retourne alors pour la déposer sur le lit tandis qu'elle l'attire à lui en resserrant les jambes.


Il lui enlève ensuite son débardeur et elle le débarrasse également de ses affaires. La suite n'est qu'un enchaînement automatisé où son pouvoir décisionnel semble avoir été mis en veille. Tout est pareil et différent à la fois. Il est à sa place et il n'y est pas, il n'y est plus. Il est confus et aimerait réfléchir, mais ces mains réconfortantes qui le parcourent et le connaissent font éclater sa résolution au profit d'une sensation de manque qu'il a tout à coup la certitude de pouvoir combler entre se fondant dans Silvia. Perdu entre passé et présent, Kay caresse et se fait caresser au sein d'un cocon empli d'une tendresse qu'il réclamait de tout son être depuis tellement longtemps qu'il se laisse enivrer.








Ce n'est qu'au petit matin que, l'ivresse quittant péniblement son corps, les conséquences de son acte atteignent sa conscience.



Alors que son téléphone s'entête à sonner, il s'accroche à ce fragment de réalité pour s'extirper de sa prison oniro-psychique. 
Après avoir lu le message, il trouve la force de quitter la pièce puis l'appartement sans se retourner, déterminé à rester sourd à l'appel inquiet de Silvia, pas tout à fait certain d'avoir quitté son cauchemar.







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Commentaires

Eulaline a dit…
Pauvre Kay... :(
On n'est plus dans le clair obscur, là, on est dans la noirceur absolue d'une âme en perdition qui entraine une autre dans son abîme de désespérance.

J'ai adoré même si j'en sors très en colère et très triste. C'est un(e partie de) chapitre monstrueusement beau ♥♥
GGO a dit…
Eul

Pour moi ce titre marque le contraste entre la joie du début et le drame de la fin, avec un glissement vers l'horreur. A part Corey qui dort comme un bien heureux, tout le monde est très affecté à la fin de ce chapitre (même si pour Sen c'est moins grave, il est mortifié par la situation de Nadia).
Kay est bien évidemment le grand perdant, il y a plein de choses à dire, mais je dois les réserver pour la saison 3. C'est assez frustrant, je suis désolée.

Merci pour ton message ❤
Eulaline a dit…
Ne t'inquiète pas, j'avais bien compris le contraste qui est d'autant plus vif qu'il y a un petit feu de brindille joyeux en début de chapitre. Mais il n'empêche qu'on glisse assez vite dans l'obscurité totale et c'est ce qui en est sorti, pour moi, après la lecture de ce(tte partie de) chapitre :o

C'est relatif pour Corey qui dort peut-être comme un bien heureux mais qui se retrouve surtout piégé dans une manipulation mentale qu'il n'a pas désirée. Qu'importent les raisons, elles semblent légitimes à Silvia tout comme sa manipulation de Kay lui semble également légitime mais dans un cas comme pour l'autre, ces manipulations restent, pour moi, la preuve de son égoïsme et son manque de respect des autres. Et cela s'explique tout à fait par tout ce qu'elle a subi mais cela n'est pas pour autant excusable d'autant que en arrière plan pour moi, reste cette façon qu'elle a de traiter/rejeter son enfant et qu'elle soit consciente d'"être un monstre et de se comporter comme tel" ne l'exonère de rien à mes yeux. Alors elle souffre d'être seule, oui, mais elle fait tout pour qu'il en soit ainsi :o

Bah Sen, comme tu l'as très bien dit, il est victime de ses sentiments pour Nadia et de sa propre histoire d'enfant. D'une façon ou d'une autre, s'il veut avancer, il n'a pas le choix que de faire front pour se débarrasser de son cabas, quoi qu'il lui en coûtera, il n'y a pas d'alternative; ce serait juste reculer pour mieux sauter un jour. Alors, quitte autant y aller :D

Et non, je te rassure encore, ce n'est pas frustrant de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre, d'avoir un millier de questions, c'est très agréable de se laisser porter dans ton univers, GGo.
Nathalie986 a dit…
Je m'étais attendu à ce que Kay pète les plombs et retombe dans ses travers mais... ça... Mince alors, je sors hébétée de cette dernière scène.
J'espère que Kay se relèvera de cette mésaventure. Il a réussi à partir, mais est-il réellement "déconnecté" de Silvia ?
Je m'inquiète un peu pour la suite.

Silvia a agi égoïstement, selon moi, car elle avait besoin d'une bouée de sauvetage après ce qu'elle a fait à Corey, mais je ne suis pas sûre que son acte remplisse le vide qu'elle ressent. Je n’arrive pas à lui en vouloir car elle en train de faire naufrage. Kay est cette bouée, après ce qu’elle a fait à Corey. Je n’approuve pas mais je comprends.

J’espère que Kay arrivera à se sortir de là, peut-être grâce à Angela. Elle pourrait représenter la lumière au bout du tunnel, une ancre dans la réalité. Ce n’est que pure spéculation de ma part, mais pourquoi pas ?

Ce chapitre était superbe, malgré une fin de saison qui n’a ménagé personne.🥲
GGO a dit…
Eul

Oui oui, tout à fait. En gros je dis que ce n'est pas parce-que c'est marqué "clair obscur" qu'il reste du clair à la fin.

Quand je dis "bienheureux", je fais référence à ce que j'ai dit : "ils sont tous affectés". Corey n'a pas conscience de ce qu'il s'est passé donc n'en souffre pas, contrairement à Kay qui a cette capacité de rester à minima lucide.
Je n'excuse aucunement Silvia pour ses actes, même si chacun y verra les nuances qu'il veut. On en reparlera, car Kay c'est pas son genre de laisser couler.......

😙😙😙




Nathalie

Ca va pas être simple, pour Kay, mais il en parlera mieux que moi... dans la saison 3 ^^"

Merci beaucoup pour ta présence ! 🥰

Mauy a dit…
Arf! Pendant que je lisais je suis passée par :
1 - "Non kay, fais pas ça, pas maintenant", à
2 - Ouf une bonne âme s'est trouvée sur son chemin, puis
3 - Ah, Silvia va peut etre lui remettre le cerveau en place suite à sa mésaventure au bar, et enfin à
4- "Mais non ! Mais pourquoi ??? Mais non, tu vas le détruire un peu plus ! Egoïste, t'as pas le droit de lui faire ça ! "

Bref, je n'ai jamais beaucoup aimé silvia, mais j'arrivais à comprendre ses réactions... Mais là, je sais pourquoi elle le fait, mais je vais avoir beaucoup de mal à lui pardonner ça précisément. Mon pov' petit Kay, il a déjà assez souffert...

Bin oui après Sen et Django, mes petits préférés sont Cory et Kay (une petite préférence pour Kay quand meme, plus écorché par la vie).

Et GGO, comme toujours, on commence à lire et on est happés par l'histoire, et on se fait balloter au gré des intrigues, perdant parfois le souffle bien longtemps avant de le réaliser et de le reprendre après le point final du chapitre, au moment où l'on revient à la réalité. Bref vivement jeudi prochain quoi !

GGO a dit…
Mauy

Oh merci de me partager tes réactions c'est chouette ! :D

C'est sûr que ça va être compliqué pour Kay qui n'avait vraiment pas besoin de ça. Mais comme je l'ai dit, il aura son mot à dire.

Franchement un grand merci pour ton commentaire, c'est très encourageant ! ❤
Agathe La Petite a dit…
Ah, mais p**** Silvia pourquoi tu as agis ainsi ? *smiley énervé*
Enfin, si, je comprends un peu son attitude, je comprends son besoin d'avoir un peu d'affection dans son monde qui s'effondre, mais franchement Kay n'avait pas besoin de cela.
J'y croyais pourtant au début, à cette petite lumière arrivée avec Angela, ce frémissement d'espoir dans la vie de Kay... Mais non... on retombe dans l'obscurité.
Je ne sais pas comment Kay va digérer tout cela et comment cela va influer sur son parcours futur...

Tu n'épargnes aucun de tes personnages (d'ailleurs qui va s'en sortir en fait ? Non, je n'attends aucune réponse de part bien évidemment ^^) et c'est dur de voir tout le monde plonger...

Je grince des dents déjà pour la fin de cette saison.

Merci en tout cas pour cette lecture douloureuse mais tellement bien écrite. C'est un délice de plonger à chaque fois dans ton univers.
GGO a dit…
Mumu

Oui c'est terrible. Mais j'aime à penser que le timing n'est pas si pourri. Là ils ont pu parler, Kay s'est (un peu) ouvert. Si la rencontre avait eu lieu 24h plus tard c'était foutu. Soyons optimiste ! :D

Merci merci, ça me touche ❤