2. 19 Clair Obscur - Partie 2

 

Seul dans son appartement, John n'arrive pas à se résoudre à signer le contrat. C'est tout ce qu'il ne voulait pas : travailler sur le territoire, et encore moins à côté de chez lui. Mais a-t-il seulement le choix ? Il avait beau avoir prétendu négliger la menace formulée par Victor Lalouche, était-il réellement prêt à risquer de voir sa défense balayée d'un revers de la main sous l'influence du puissant homme d'affaire ? Pourtant, son intuition le retient d'accepter le deal, le mettant de facto dans une position inconfortable : le cul entre la chaise de la nécessité et celle de l'inconcevable.

Soudain, des clés tintent et font crisser la serrure. Chris entre dans la l'appartement en sifflotant et se trémoussant, le casque vissé sur les oreilles.

Son ami met quelques instants avant de se rendre compte de sa présence mais se dirige vers lui dès que leurs regards se croisent.

- " Ça va pas Bro ?" Demande-t-il devant la mine morose de son colocataire.

- " Bof... On vient de me faire un putain de chantage. Soit j'accepte un contrat, soit j'suis condamné avant même d'avoir été jugé.

- " Oh merde ! Et il est si naze que ça le contrat ?

- " Il pue la merde, oui.

- " 'Fait chier putain. Mais bon... vaut mieux ça que la taule, surtout que t'es innocent."

John déglutit. Innocent quant au chef d'accusation peut-être, mais ce ne sera pas trop compliqué de forcer le trait concernant sa négligence. Il soupire et se perd à nouveau dans ses pensées quand le silence de son ami attire son attention. Un coup d'œil dans sa direction lui apprend qu'il est porteur d'une nouvelle suffisamment mauvaise pour qu'il n'ose pas l'aborder.

- " Qu'est-ce-qu'il y a ?" L'encourage-t-il.

- " C'est à dire que je comptais attendre un peu avant de t'en parler."

- " Bah vas-y crache le morceau maintenant que j't'ai grillé.

- " Ok... Bon... Il semble qu'ton vieux ait grave déconné.

- " Ouais... et alors ? Rien de nouveau sous le soleil...

- " ... Il aurait frappé sa coéquipière."

John hausse d'abord les sourcils, choqué, puis les fronce : 

- " "Aurait" ? T'as des détails ? Parce-que mon père a beau être le dernier des salopards, il n'a jamais levé la main ni sur ma mère ni sur nous...

- " Pas tellement. Enfin je sais qu'il l'a suffisamment amochée pour qu'à l'hôpital ils appellent les flics pour placer le conjoint en garde à vue...

- " Le conjoint ? Attends j'suis perdu là...

- " Ouais je sais pas tout mais ce qui se dit à San Mych c'est qu'elle aurait menti à son mec sur l'origine de ses bleus, du coup quand il a été interrogé sa version ne tenait pas...

- " Mais elle a pas porté plainte contre mon père ? 

- " Non...

- " Bah alors...

- " Attends... La fille était arrêtée pour surmenage. Quand elle est revenue à cause de tout le bordel avec Oaz'Corp, la première chose qu'elle a faite c'est de mettre une mandale de l'espace à ton père en lui interdisant de la toucher à nouveau ou un truc dans le genre... Alors j'sais pas, mais forcément on est quelques uns à avoir fait le lien. Comme ça avait fait le tour que le conjoint avait été arrêté, on s'est renseignés, tu vois, pour comprendre, et au final son mec a été relâché "avec des excuses"... Et l'affaire a été classée sans qu'on en sache plus. Quant à Calcuta et..."

Les oreilles de John se mettent instantanément à siffler si bien qu'il s'entend à peine demander :

- " Attends quoi ? C'est quoi son nom à la coéquipière de mon père ?

- " Calcuta. Nadia Calcuta..."

- " ... Pourquoi ? Tu la connais ?"

- " Putain c'est quoi c'bordel...

- " Tu la connais ? Parce-que la pauvre attend... C'est pas fini... Ils l'ont mise au placard depuis qu'elle a tenté d'assommer ton père. Après j'vais pas t'mentir, ils sont vraiment à part ces deux-là. Y'a des cas, je t'assure, mais eux, ils ne se mélangent quasiment pas et pour autant ils n'ont pas l'air de s'entendre. Trop chelou. Mais bon... Elle me fait d'la peine la pauvre, il fout les j'tons à tout le monde ton père..."

Sidéré, John n'écoute que d'une oreille. Pris subitement d'un accès de rage, il se lève brusquement et fonce attraper de quoi se couvrir pour sortir.

- " Tu fais quoi ?" Demande Chris surpris.

- " J'ai un truc à faire."

Sans plus d'explication, John quitte l'appartement pour gagner sa voiture et la lancer en direction du sud.

Son père est malin, mais John a l'avantage de la surprise. Sous-estimé depuis toujours, il a eu tout le loisir enfant, puis adolescent, d'observer les combines de son géniteur quand ce-dernier pensait être tranquille. Il avait ainsi découvert à l'époque qu'il enquêtait clandestinement sur l' "Épidémie du Berceau" mais surtout qu'il avait une aventure. Ecœuré, il n'avait pu se retenir de dévoiler la liaison à sa mère. Si son père n'avait jamais été quelqu'un de chaleureux, la divulgation du secret lui avait fourni un prétexte pour ne plus avoir à faire d'effort pour masquer son désintérêt pour sa famille. Sa mère avait beau pleurer tous les jours, elle continuait malgré tout de le défendre, ce qui avait provoqué chez John des crises de colère mémorables, à fortiori quand Bastien en rajoutait une couche, aveuglé par l'admiration sans borne que leur père lui inspirait. Et puis un jour, la liaison avait pris fin et quelques mois plus tard il avait un nouveau petit frère. John avait vécu cela comme la trahison ultime et avait souffert d'une colère blanche pendant des semaines... avant de trouver la sérénité dans le détachement. Il pouffe, les dents serrées : un peu de détachement serait bienvenu, là, tout de suite. Mais c'est impossible. Impossible de rester calme quand son père a probablement battu Nadia. Il tape violemment à cinq reprises sur le volant. Une honte dévorante lui remonte du ventre vers la gorge jusqu'à lui donner la nausée. 

Une heure plus tard, il fait un détour par Oasis Springs pour voir si son père est chez lui ou non. Trouvant le domicile vacant, il prend le pari de le trouver à Strangerville, où son père possède un bien immobilier sous un faux nom. Là encore, c'est en fouinant, ado, qu'il avait trouvé l'acte de propriété, en vrac dans une pile de papiers divers. Il avait photographié mentalement l'adresse, convaincu qu'il y ferait une incursion un jour. Ce qu'il avait fait, pendant son passage à Strangerville lors de son service militaire. Mais à ce moment-là de sa vie, cela ne l'intéressait plus tellement donc il n'avait pas farfouillé davantage. Ce soir, il le regrette un peu. Cela dit, il n'était pas dit que son père possède ou utilise toujours ces locaux toutes ces années après, même si, étant donné le contexte, il y avait fort à parier qu'il avait fait le ménage chez lui et qu'il avait stocké les éléments sensibles dans un endroit inconnu de tous... ou presque.

Une fois à destination, John se gare à une dizaine de minutes à pieds et trottine dans l'ombre des bâtiments jusqu'à l'adresse qu'il recherche. Après une rapide reconnaissance, il élit domicile sous un gros camion militaire qui n'a pas bougé de son emplacement depuis au moins six ans, époque à laquelle il faisait ses classes à la caserne. Il regrette de ne pas avoir pris le temps de se changer : sa veste va être dans un sale état à cause de la poussière qui vole autour de lui.

Il s'installe le plus confortablement possible et entreprend de se mettre dans un état de veille en vue d'une planque longue. Et il n'a pas tort ; c'est aux alentours de 4h du matin que la porte s'ouvre sur son père qui prend bien soin de scruter les alentours avant de sortir puis de quitter les lieux.

John attend quelques minutes avant de se décider à aller fouiner et il fait bien. En effet, la porte découvre une autre silhouette qui s'assure également de la sécurité des environs avant de partir. À mesure que les secondes passent, son rythme cardiaque s'accélère tandis qu'il la reconnait.

Un bruit les fait sursauter tous les deux, mais c'est une fausse alerte.

À contrario, l'alarme qui sonne dans ses tripes est réelle. Il a du mal à réaliser qu'elle est au courant pour la planque de son père. Mais que diable fabriquent-ils ensemble ? Qu'ont-ils à cacher à Oaz'Corp ? Est-ce en lien avec l' "Épidémie du Berceau" ? Mais encore une fois, pourquoi Nadia se serait-elle mouillée dans cette vieille histoire de complot ? John sent qu'il est en train de s'énerver. Encore. Des hypothèses se forment dans son esprit jusqu'à l'embrouiller, avec son père toujours en maître manipulateur. Il jure, se reprend, et sort enfin de sa cachette pour s'approcher prudemment du bâtiment en vérifiant bien à nouveau qu'il n'y ait pas de caméra.

Il inspecte la façade, les armatures, les serrures : on ne dirait pas, de loin, mais la ruine est en réalité une chambre forte.

- " Qu'est-ce-que c'est que ce bordel ? " Répète pour lui-même John à voix basse.

Le souffle rapide, son inquiétude ne le quitte pas. Les yeux rivés au sol, perdu dans ses pensées, il réalise qu'il n'a définitivement plus le choix. Il pousse un soupir agacé et des petits mouvements secs de la nuque lui font incliner puis osciller négativement et rapidement la tête.

- " Putain, 'fait chier."

Il tourne les talons et rejoint son véhicule, passablement contrarié de s'engager dans une voie qui va certainement l'amener à trahir son employeur. Encore. Comme s'il avait besoin de ça.

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