2.16 Avancer malgré le doute

 






La tâche est loin d'être plaisante : le traitement informatique des dépositions est au mieux rébarbatif. Pourtant, Nadia ne mollit pas.


Les gens la regardent avec pitié lorsqu'ils passent à côté d'elle, pensant qu'elle préfèrerait enquêter sur le terrain avec ses collègues plutôt que de faire du copier-coller à la chaîne. Ils ne pourraient pas plus se tromper. Car ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'elle a une autre motivation qui la garde heure après heure devant son écran : récolter le plus d'informations possible sur le laboratoire. Elle s'est préparée pour ce moment toute sa vie, son cerveau fonctionne à plein régime. Aidée par ses recherches antérieures effectuée sous la coupe de Gerold, elle réorganise et hiérarchise les données rapportées selon trois axes différents: les deux premiers visant à mettre en avant les éléments objectifs d'un côté et subjectifs de l'autre, et le troisième visant à comprendre les relations entretenues au sein du laboratoire afin de tirer parti des éventuelles inimitiés. Les épaules, la nuque et les lombaires endolories, Nadia tape néanmoins avec vigueur, l'esprit tellement absorbé qu'elle ne se rend compte de la présence de son nouveau collègue qu'à sa troisième interpellation. Elle sursaute, même, lorsqu'il accompagne sa voix d'un geste qui agite une tablette dans son champ visuel.


- " Ça va ?" Demande-t-il, visiblement inquiet, alors qu'elle lui adresse un regard perplexe, son attention pas tout à fait accordée encore. "Franchement je ne sais que ce qui se passe, ici, mais ça déconne grave. Si t'as besoin de soutien, tu peux compter sur moi. J'ai pas beaucoup de poids, je viens d'arriver, mais j'peux pas rester muet devant autant d'injustice.
- " Merci...
- " Chris.
- " Chris. Merci. Mais ne t'inquiète pas, même si ça n'en a pas l'air, c'est en train de s'arranger."


- " Moi j'ai quand même l'impression que tu as été mise au placard après t'être défendue contre un supérieur qui a l'air de vivre sa meilleure vie.
- " Merci de ta sollicitude...
- " Chris.
- " Chris... pardon, j'ai vraiment la tête ailleurs. Merci, vraiment, de ta gentillesse, mais rassure-toi, c'est moi qui ai demandé à rester au calme.
- " Pardon, à mon tour, mais ce n'est pas à toi de la mettre en veilleuse."

Elle pouffe, soudainement nostalgique : si un jour on lui avait dit qu'on lui donnerait ce conseil...


- " Ne t'en fais pas pour moi. Tu voulais quelque chose ?
- " Ok, comme tu veux. Si jamais, tu sais où me trouver. Je venais te dire que j'avais fini ce que tu m'avais demandé, il me faut ton identifiant pour que je te le partage sur ton espace.
- " Ok super, merci.
- " Tu as besoin d'autre chose ?
- " Non, pour l'instant c'est ..."

Elle n'a pas le temps de terminer sa phrase, le Lieutenant Barbara arrive en trombe à leur hauteur : 


- " Calcuta ! Arrêtez tout ce que vous faites. J'ai besoin que vous m'accompagniez sur le terrain.
- " Désolée Lieutenant Barbara, je suis clouée ici. Mais l'officier...
- " Uani-Leroy.
- " Uani-Leroy est disponible !"


- " Ah oui ? Mais vous êtes nouveau, non ?" Demande le Lieutenant à l'adresse de leur collègue.
- " Oui, c'est ma première affectation.
- " Croyez-moi Lieutenant, " intervient Nadia. "profitez-en pour le prendre sous votre aile, avant qu'un autre fasse n'importe quoi avec lui. Il a besoin de la super formatrice que vous êtes !"


- " Je sens bien que la flatterie vise à vous débarrasser de moi, Calcuta, mais je dois reconnaître que ça fait longtemps que je n'ai pas eu d'élève...
- " Vous ne trouverez pas mieux." Renchérit Nadia.
- " Bien, bien... Allons-y Officier Uani-Leroy. Nous avons du pain sur la planche. Et Calcuta... Allons boire un verre dans la semaine, il me semble qu'une oreille bienveillante pourrait vous servir..."



- " C'est ce que je lui ai dit..." Ajoute Chris.
- " Merci à tous les deux. Avec plaisir... Mais pour l'instant, j'ai du travail."

Elle leur sourit chaleureusement et les regarde partir et commencer à faire connaissance. Elle soupire de satisfaction : elle vient de faire une très bonne action. Cette petite bulle de plaisir éclate néanmoins rapidement, la faisant reporter son attention sur son ordinateur.


Elle se connecte alors à son espace personnel et récupère les données transmises par Chris.


Cela représente des heures et des heures de travail, pourtant, elle ressent une véritable excitation à mesure qu'elle parcourt la liste qui défile sur l'écran. Et puis soudain, la mollette s'arrête de cliqueter. Là, au milieu de tous ces anonymes, un nom lui saute aux yeux avant de la faire déglutir d'amertume. Un goût de gâchis dans la bouche, c'est fébrile qu'elle clique sur le fichier intitulé : 

Lin Muto.



Des pensées contradictoires se bousculent et la freinent dans sa progression, présentant l'ex de son frère tour à tour comme une ennemie ou comme une parenthèse enchantée. Daniel... Elle avait forcément pensé à lui quand elle avait appris l'existence des explosifs. Des années auparavant, il lui avait raconté le rôle qu'avait eu laboratoire dans la disparition de leur petite sœur. Il lui avait avoué aussi être devenu un criminel et avait ainsi justifié sa mise à l'écart. Elle avait été prête, pourtant, à tous les sacrifices pour pouvoir rester à ses côtés. Mais il avait refusé et l'avait sortie durement de sa vie. Fabien avait beau lui avoir répété à plusieurs reprises que son frère avait fait cela pour la préserver et lui laisser vivre sa vie en sécurité, elle ne comprend toujours pas ce choix. Entre eux, entre Nad et Dan, c'était à la vie, à la mort. Elle lui en voulait terriblement d'avoir brisé le lien qui les unissait car peu importe les dangers, tant qu'ils étaient ensemble pour les affronter elle ne redoutait rien. Le temps lui avait donné raison : aujourd'hui, privé de lui, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. 
Un petit soupir plus tard, elle se rappelle qu'elle a désormais les coudées franches et reprend le fil de sa réflexion : ces explosifs et la disparition soudaine de son frère sont probablement liés. Un doute demeure cependant : aurait-il été capable de mettre son ancienne petite amie en danger de mort ? Lin, une dizaine d'années auparavant, l'avait avertie du changement qui s'était opéré chez Daniel, changement qu'elle avait pu constater quand elle l'avait retrouvé, peu avant ses dix-huit ans, aux Terriers. Mais de là à risquer la vie de son premier grand amour ? Les mains moites, Nadia prend enfin la mesure de ce que son frère est peut-être devenu : un meurtrier. Durant toutes ces années, elle n'avait jamais envisagé que son frère puisse avoir tort, qu'elle n'embrasse pas sa cause les yeux fermés. Ce jour-là, devant le nom de celle qu'il a tant aimé comme potentielle victime, elle doute pour la première fois.






***







- " J'y vais ! À ce soir Papa !
- " À ce soir ma chérie."

Lin s'engage d'un pas décidé sur l'allée quand une silhouette familière, postée en surveillance devant son domicile, attire son attention.

- " Lenny ?!"


- " Mais enfin ! Qu'est-ce-que tu fais ici ?
- " Je remplace pour quelques heures un des contractuels. Vous n'avez pas été prévenue ?
- " Je savais que l'agent Bellone devait être remplacée mais je ne m'attendais pas à te voir toi !"


- " Je suis désolé Docteur Muto... Je n'avais pas réalisé que... Que c'était une mauvaise idée. C'est le Docteur Lalouche, Lazlo, qui m'a sollicité, et... Enfin... Pardon. Vous ne vous apercevrez pas de ma présence, je vous le promets, et m'éclipserai dès que possible."

Lin cligne des yeux devant l'air contrit de l'homme qui lui fait face, puis se rend compte qu'elle a envoyé le mauvais message : 


- " Oh non, pardon Lenny, ce n'est pas ce que je voulais dire... Je me suis mal exprimée... Je suis juste étonnée que tu retrouves ton poste d'agent de sécurité alors que tu as une toute autre fonction aujourd'hui." Puis malgré elle, le ton redevient agacé : "Mais enfin pourquoi c'est toi qui es là ? Ce n'est plus ton rôle !"


- " Victor Lalouche attend toujours des renforts pour la sécurité. Il y a un problème au niveau de la formation, un soucis d'effectifs je crois, si bien qu'il a du passer un contrat avec une entreprise paramilitaire. Ils sont en pourparlers actuellement. Les soldats comme l'agent Bellone font partie d'une faction test. Malheureusement, les derniers évènements bousculent un peu les plans et il manquait quelqu'un pour veiller sur vous."


- " C'est quand même incroyable que tout se passe au même moment...
- " Incroyable ou calculé..."

Lin garde la bouche entrouverte sous la surprise... Bien sûr, que cela peut-être calculé. Un frisson lui parcourt l'échine alors que son collègue reprend : 

- " J'ai bien conscience que cette situation peut-être gênante, mais je suis très honoré de pouvoir veiller sur votre sécurité. Cela dit, si vous êtes mal à l'aise, je ferai en sorte de ne plus vous mettre dans cette situation.
- " Merci Lenny. Et arrête de me vouvoyer... Nous n'en sommes plus là tout de même..."


- " En tout cas..." reprend-il. "Je n'ai toujours aucun souvenir de cette nuit...
- " N'essayons pas de fouiller notre mémoire, veux-tu ?" Le coupe-t-elle avec un sourire crispé. "C'est du passé..."


- " J'aimerais tout de même vous présenter mes excuses, si vous le permettez. Je suis un idiot, vous le savez bien... J'aurais du stopper cette conversation où on vous manquait de respect, mais j'aime tellement faire rire la galerie que j'en ai oublié d'être digne. Je ne suis pas digne de vous tutoyer. J'ai un peu de mal à me remettre de cette histoire, vous savez... J'ai honte. J'ai toujours cru être quelqu'un de courageux, mais en vrai je suis qu'un lâche. J'ai pas soutenu Coumba ou Philippe quand ils en ont eu besoin, je ne vous ai pas soutenue la dernière fois... Franchement j'ai honte. Mais depuis cet épisode, quand j'ai vu que vous aviez tout entendu, je me suis dit qu'il fallait que ça change. J'ai pas beaucoup d'éducation, j'suis pas très malin, mais j'essaie de mettre en pratique ce que m'a appris Philippe pendant ces années où on a vécu ensemble. C'est pas gagné, mais j'espère gagner en respectabilité, petit à petit.
- " Tu as un bon fond, Lenny. Tu..."

Elle s'interrompt, consciente, malgré les lunettes de soleil qu'il porte, que l'attention de Lenny est soudainement détournée.


Avant même que son amie n'ouvre la bouche, elle comprend ce qu'il se passe.

- " Oh..." Se contente de dire Maria dans son dos. Elle se reprend néanmoins rapidement et ajoute, tandis qu'elle se faufile entre eux deux : 


- " Eh bien alors ? Tu ne me présentes pas, vilaine ?
- " Toutes mes excuses, je pensais que tu ne voudrais pas que je t'introduise alors que tu es en pyjama.
- " Sottises. Tu sais parfaitement que je ne porte pas de pyjama. Maria Gomez, l'amie de Lin."

Lin roule les yeux vers le ciel devant la formulation. 


- " Enchanté. Lenny Marchisello, je suis un collègue du Docteur Muto. Même si aujourd'hui je m'attache à sa sécurité.
- " Oh ! Et que faites-vous à Oaz'Corp ?
- " Je suis responsable du module "Bien-être et Sport" à L'Oaz'Ac.
- " Ooohhh je vois ! Ceci explique votre carrure d'athlète !"

Lin se retient de pouffer uniquement parce-qu'elle est trop occupée à chercher comment les interrompre sans paraître trop désagréable. Comment s'est-elle retrouvée à tenir la chandelle aussi vite ? Et pourquoi a-t-elle l'impression d'avoir à nouveau 17 ans ?


- " Vous avez un sport de prédilection ?
- " J'ai été champion du monde d'escalade et de boxe thaï.
- " Oooohhhh...
- " Pardon de vous interrompre..." Finit par couper Lin. "Mais Lenny, je suis attendue dans un petit quart d'heure maintenant donc...
- " Oui, tout à fait. Madame...
- " Mademoiselle.
- " Mademoiselle Gomez, ce fut un plaisir.
- " Plaisir partagé, Lenny. Vous permettez que je vous appelle Lenny ?
- " Absolument. 
- " Au plaisir de vous revoir, Lenny.
- " Pareillement."

Il s'engage alors dans l'allée après un dernier salut poli tandis que Lin, une expression consternée sur le visage, répond d'un geste las de la main aux signes de son amie qui lui demande de lui transmettre le numéro du bellâtre qui balance ses épaules d'un air assuré devant elle.


Quelques pas plus tard, un pli soucieux fronce ses sourcils : elle a, depuis quelques jours, cette impression étrange que son passé fait des percées dans son présent. Des années durant, elle a vécu un quotidien des plus solitaires, et voilà que tout à coup ces drôles de réminiscences viennent lui remuer les entrailles. Daniel, Coumba, Philippe... Autant de noms que de fantômes qu'elle est censée, pour son équilibre mental, avoir enterrés puis avoir jeté la pelle. Pourquoi est-ce si difficile d'oublier ? Le cœur battant, elle a la déconcertante intuition que ces relents mnémoniques n'en ont pas fini de la renvoyer à son sentiment d'inachevé. 



L'ambiance est lourde dans le bureau du PDG Victor Lalouche et l'avenir se ternit à chaque nouvelle phrase jusqu'à l'ultime étape du bracelet. Ils débattent un petit moment sur la légitimité, voire même la légalité d'imposer ce dispositif aux étudiants. Tout le monde y va de son avis, à l'exception des deux cadets Lalouche. Si elle n'est pas surprise de la retenue de Pascal, qui ne s'implique jamais dans les échanges, le mutisme de Lazlo attire son attention.


Le contraste est frappant aux côtés d'un Victor qui pourrait s'envoler tant il gigote des bras, furieux qu'il est de rencontrer autant de résistance à ses désidératas. Résistance qu'elle aurait imaginée portée par son ami qui se trouve finalement à l'écart des discussions, comme perdu dans ses pensées. Lin déglutit. 


Entre amertume et résignation, elle décide de prendre son mal en patience devant la distance manifeste qu'a mis Lazlo entre eux depuis qu'elle lui a avoué ses méfaits. Et pour qu'il ne s'exprime pas sur un sujet aussi important que celui des bracelets, c'est qu'il doit être particulièrement préoccupé. Elle ne croit pas être en difficulté au sein de l'entreprise, mais tout à coup elle se dit que leur amitié est peut-être compromise pour de bon. Deux semaines auparavant, cela ne l'aurait pas tellement affectée. Aujourd'hui, traversée par des sentiments contraires, son envie de renouveau a besoin de lui pour se défaire de son ancrage dans le passé. Elle veut avancer, sortir de la retraite dans laquelle elle s'est enfoncée et pour cela elle a besoin de celui qui a toujours été là, celui qu'elle admire, avec lequel elle partage sa passion. Mais peut-être a-t-elle trop tardé.

Une réunion en chasse une autre et l'amène cette fois au sous-sol bondé de l'Oaz'Ac où s'entassent les cinq promotions de l'école.




Lazlo ne lui a pour ainsi dire pas décroché un mot en dehors des informations essentielles qu'il lui avait communiquées. Le speech qui a suivi n'était pas aussi vindicatif que la version du grand patron mais les directives sont claires : le pistage est de rigueur. Lin et deux de ses collègues ont tout de même réussi à épargner aux étudiants l'activation du traçage en dehors des murs d'Oaz'Corp. Mais tous les employés ont vu leur contrat s'enrichir d'un avenant leur imposant le port d'un bracelet électronique pouvant certes être enlevé, mais dont la soustraction pourra être retenu contre eux en cas de nouvel incident. Lin avait été étonnée de voir que le procédé avait été validé aussi rapidement par leur service juridique, mais Victor lui avait laconiquement répondu qu'il y avait eu un précédent. Les sourcils froncés, elle s'était aussi étonnée de voir que les étudiants avaient accepté la nouvelle sans opposer de résistance, ni même s'inquiéter. Et alors qu'une de ses élèves vient la trouver pour discuter de son projet de fin d'études dans la plus totale décontraction, elle se dit qu'aucun de ces jeunes n'est ici par hasard. 


Ils sont prêts à tous les sacrifices, exactement comme elle l'avait été, et comme elle l'est visiblement encore. Parce-qu'elle a signé l'avenant et ce sans aucune hésitation. Lazlo l'a-t-il remarqué ? A-t-il noté sa détermination à tout donner à Oaz'Corp ? Est-ce pour cela qu'il laisse filtrer, finalement, quelques œillades dans sa direction ? 


Lin n'y répond pas, cependant. Elle ne veut pas rentrer dans son jeu. S'il a quelque chose à lui dire, qu'il vienne la voir. 
Elle se concentre donc sur les étudiants qui requièrent son attention quand elle se rend compte qu'il manque un visage. Suite à ce constat, elle prend rapidement congé et entreprend  de la chercher quand du mouvement au-dessus de sa tête la lui fait lever.


Une porte se ferme et comme elle a l'impression d'avoir reconnu la silhouette de la rouquine elle s'engage dans les escaliers.



La jeune femme vient d'installer son matériel à une des tables de la salle des cours magistraux. Curieuse, Lin va la rejoindre sans susciter le moindre intérêt chez la jeune Sasha. Elle prend place au bureau juste à côté et demande : 

- " Comment vas-tu, Sasha ?"

L'étudiante se fige puis tourne vers elle une expression indéchiffrable, marque une pause, et lâche : 


- " J'ai pris du retard."

Lin arque sa bouche vers le bas pour tenter de réprimer un air amusé et hausse les épaules : 

- " Bien sûr que tu as pris du retard. La question est surtout de savoir de quel ordre de grandeur il est et de la qualité du travail que tu as effectivement fourni."


Devant le manque d'assurance manifeste de son élève, Lin propose : 

- " Tu veux que je regarde ? 
- " ... 
- " Envoie-moi ce que tu veux, pour commencer. On verra ensuite."

La jeune femme s'exécute et la docteure commence sa lecture sous le regard inquiet de l'étudiante.



Au bout de quelques minutes, Lin pousse un petit soupire rieur et déclare : 

- " Je peux déjà te dire que ce que tu as réalisé est vraiment très prometteur, Sasha. J'aime les choix que tu as fait et la manière dont tu as organisé ton plan. Pour être honnête, c'est ce que j'aurais fait..."


- " ... C'est assez curieux comme sensation d'ailleurs. 
- " J'ai passé beaucoup de temps devant vos conférences et vos publications. 
- " Eh bien... cela se voit ! Le challenge, pour cette dernière année, sera donc de te sortir de "notre" zone de confort et de voir ce que TOI tu as dire. Ça va être chouette, j'ai l'impression que je vais beaucoup apprendre, moi aussi. "

Sasha entrouvre la bouche mais ses mots semblent suspendus dans sa gorge, retenus par une émotion farouchement pudique.


- " Autre chose..." Poursuit Lin.


- " Je sais que ce n'est pas quelque chose qui se commande, mais j'aimerais vraiment que tu te sentes à ton aise, ici. Je suis à ton écoute si tu as des besoins particuliers, si tu as besoin de soutien, quel qu'il soit."

La jeune femme, toujours pétrifiée dans son attitude inhibée, se met à trembler des lèvres. Les sourcils vrombissant et les yeux humides elle souffle : 


- " Merci. Merci.
- " Oh je t'en prie, Sasha. J'avoue ne pas très bien comprendre ce qui te rend si émotive... mais j'espère pouvoir participer à ton mieux-être, ici. "

Instantanément, elle se dit que peut-être elle n'aura pas l'occasion de tenir ses engagements. Peut-être que Lazlo va la mettre devant ses responsabilités et elle paiera enfin pour sa trahison. Ce ne serait que justice, après tout. Quoiqu'il en soit, elle est bien décidée à sortir de sa torpeur et pour la première fois depuis très longtemps, elle se dit qu'il est temps de redonner une place au monde extérieur.


Avant le cataclysme qu'avait provoqué sa rupture avec Dan et sa prise de conscience quant à l'Epidémie du Berceau, Lin ne connaissait pas la crainte. Toujours protégée, toujours privilégiée, la jeune fille qu'elle était avait progressé sans nul autre soucis que celui d'être la meilleure. Elle s'était ensuite complu dans les drapés d'une vertu artificielle apportée par sa position au sein d'OazPharma et les différentes actions philanthropiques du laboratoire, mais au fond, elle savait pertinemment qu'elle ne concédait rien, que son investissement personnel ne servait qu'à masquer la vacuité de son existence et donner tort à son sentiment de culpabilité. Elle déglutit alors que tout à coup l'admiration de la jeune Sasha lui fait l'effet d'une gifle. Quel est le mérite qui est sensé être le sien ? De quoi peut-elle être fière ? Elle replace machinalement une mèche de cheveux derrière son oreille tandis que ses yeux parcourent aveuglément le texte qui défile sous son doigt. De quel échec peut-elle se vanter s'être relevée ? N'a-t-elle ne serait-ce mené qu'un combat ? Les mots de Lenny lui reviennent alors en mémoire et elle se sent terriblement piteuse quand le visage écœuré de Coumba s'impose à elle. À l'époque, elle s'était réfugiée derrière la mission secrète que lui avait confiée Philippe avant qu'il ne soit arrêté. Avait-elle eu raison de tout avouer à Lazlo ? De ne pas tout brûler en cachette ? Ses sentiments pour lui n'étaient-ils pas, finalement, une tentative misérable de faire pencher la balance en sa faveur ? Sous le regard candide de Sasha, Lin ne s'est jamais sentie aussi pitoyable. C'est dans un état second qu'elle lui rend sa tablette avec un sourire qui se veut chaleureux et qu'elle quitte la pièce, les jambes en coton. Dans le couloir, elle réalise que changer ne va pas consister à battre des cils pour amadouer Lazlo et tout mettre sous le tapis. Elle ne comprend pas d'où lui vient cette prise de conscience soudaine, elle qui encore se faisait manucurer les mains en exposant la façon dont elle allait provoquer la rupture de fiançailles la veille au soir, mais bizarrement, le sentiment de honte qui la dévore désormais lui apparaît comme salvateur. Elle embrasse ce dégoût d'elle-même, si puissant qu'elle en serre les mâchoires, et compte bien le garder chevillé à sa conscience. La lucidité qui vient de la fouetter est la meilleure chose qui pouvait lui arriver. Elle sent la paralysie quitter peu à peu son être et si elle la laisse pleine de doutes, elle a enfin l'impression de pouvoir avancer, et elle l'espère, faire mieux. Reste à savoir comment.









Précédent            Suivant






 

Commentaires

Eulaline a dit…
Ce chapitre m'a réjouie. J'ai adoré non retrouver Nadia mais j'ai aussi tellement apprécié être dans la tête de Nadia et Lin, avoir le privilège d'assister à leur introspection, leur questionnement, leurs doutes, leurs envies, voir par elle-même, leur regard leur évolution à toutes les deux et leurs aspirations et regrets aussi. C'était un moment super, suspendu et si bien écrit aussi. Tes personnages ont tellement de relief, tellement de textures, c'est un vrai bonheur de les voir évoluer et en apprendre et les comprendre un peu plus au fur et à mesure du temps.

Oui, j'ai vraiment adoré ♥

Mention spéciale à " Toutes mes excuses, je pensais que tu ne voudrais pas que je t'introduise alors que tu es en pyjama.
- " Sottises. Tu sais parfaitement que je ne porte pas de pyjama. Maria Gomez, l'amie de Lin."
Elle est trop géniale, Maria. Elle m'a bien fait rire :D Quelle scène, une vraie régalade ♥

GGO a dit…
Eulaline Oh je suis contente ! Ce n'était pas le plus facile à écrire car il ne se passe pas grand chose, alors je suis contente si la lecture t'a quand même été agréable. :)

Ah Maria elle est différente de Lin en tout point. Et c'est rigolo parce-que si ce n'est pas une intello comme Lin, elle est quand même très intelligente. Elle ne s'en sert pas de la même façon, et Lin ferait bien de s'en inspirer parfois. Par ailleurs la légèreté de Maria était une bouffée d'oxygène pour elle, qui était claquemurée physiquement et psychiquement par ses parents, et c'est ce qui la rapprochée de Coumba, même si elle s'en est rendue compte un peu tard... :/

Merci pour ta présence, encore. ❤
Ryu7072 a dit…
Toujours agréable à lire, on prend plaisir à suivre tes personnages ☺️
La prise de conscience de Lin est vraiment bien amenée.
GGO a dit…
Ryu Merci ! :D Je suis contente pour Lin, quand il y a des pavés comme ça on n'est jamais trop sûr que ça fonctionne. Donc merci pour ton retour !
Agathe La Petite a dit…
Qu'est-ce qu'il se serait passé si finalement Nadia n'avait pas été écarté par Dan ? Est-ce qu'ils seraient devenus tous les deux des criminels ou est-ce que la force de caractère de Nadia aurait temporisé la fuite en avant de Dan ? Peut-être auraient-ils pu se venger plus facilement d'Oaz'Corp.
Ce n'est pas facile de savoir que son frère est un criminel et que son devoir sera peut-être de l'arrêter. S'il ne meurt pas avant. On peut toujours éprouver de l'amour et comprendre cette façon de faire, mais ne rien excuser non plus. Oui, les enfants Magnolia ont grandi, mais que reste t'il de leur enfance et de leur lien fraternel dans cette quête de vengeance ?...

Lin Muto. Je t'avoue que je n'ai guère de sympathie pour ce personnage. Et pourtant, tu la décris sur un jour très humain. Avec ses erreurs, ses compromissions et ses petits arrangements avec elle-même. N'est-ce pas un peu tard cet examen de conscience ?
J'ai été ravie de revoir Lenny (ha ha Coumba XD). J'espère que tu nous dévoileras un de ces jour ce qui s'est vraiment passé sur cette base.
Et sinon, encore une fois, je ne peux m'empêcher de penser que Sasha n'est pas celle que l'on croit. Je me trompe peut-être, mais le fait que tu la fasses apparaître dans quelques passages n'est pas anodin...

Toujours aussi bon de te lire et de voir comment tu maltraites psychologiquement tes personnage !
GGO a dit…
Mumu

Je ne sais pas trop, ce qu'il serait advenu d'eux. Mais quelque part, je pense que la mise à l'abri de Nadia aurait été le plus fort et il serait parti loin.

Le mystère reste entier concernant la réaction de Nadia ! J'imagine que ça dépendra de ce qu'il lui dit, s'ils ont l'occasion de dialoguer.

C'est sûr que Lin n'a pas grand chose pour elle ! Tard pour l'examen de conscience, je ne sais pas, mais le plus important c'est ce qu'il va en découler. Va-t-elle rester dans sa petite routine confortable, va-t-elle finalement revenir sur sa parole donnée à Lazlo et insister pour connaître la vérité ? C'est pas simple parce-qu'elle est quand même sur un siège ejectable... Et je ne vais pas te mentir, dans l'état actuel des choses, elle n'a pas du tout la motivation pour faire flamber sa carrière. Donc m'est avis qu'elle n'est pas prête pour le changement malgré sa lucidité nouvelle...

Merci d'être passée :*