9.
Léonor
se retourna ensuite pour s’adosser au mur juste derrière elle.
Elle observait la jeune femme pour repartir avec un maximum
d’informations. Elle avait les épaules complètement affaissées,
une expression triste collée au visage et des gestes imprécis,
comme le fait de devoir s’y prendre à deux fois pour fermer la
porte du réfrigérateur, ou se faire mal en ouvrant sa canette. Après ces
quelques instants, Léonor prit la parole :
-« Vous
étiez proche de Nyls d’Atlantys ?
-« Assez…
On a surtout appris à se connaître l’année dernière. On était
dans la même promotion et on avait été mis ensemble pour un
projet.
-« Et
vos origines différentes n’ont pas été un problème ? Les
jeunes d’Atlantys ont l’air provocateur, avec leur grosse maison
et leurs belles voitures…
-« Ca
aurait été quelqu’un d’autre, sûrement. Mais Nyls n’était
pas comme eux. C’est clair qu’on a pas eu la même éducation,
mais il était malgré tout très naturel, souriant, et était
toujours présent aux tutorats. Il était très apprécié.
-« Auriez-vous
les noms de ses amis, pour que je puisse aller leurs poser quelques
questions ?
-« J’étais
sa seule amie sur le campus. Même les filles de son association le
connaissaient moins bien que moi. Il était apprécié, mais il ne
racontait jamais sa vie aux autres. Y’a quelques filles qui ont
tenté de l’approcher, mais il n’était pas disponible.
-« C’est
à dire ? »
Léonor
la vit serrer davantage sa canette.
-« Il était complètement accroc d’une fille, qu’il connaissait depuis longtemps, et avec qui il avait une histoire depuis à peu près trois ans…
-« Une fille ? Comment elle s’appelait ?
-« Kérine. Je ne connais pas son nom de famille. Je ne l’ai vue qu’une fois, en fait, et de loin. Il disait qu’il ne fallait pas que ça se sache.
-« Qu’il voyait quelqu’un ?
-« Oui et non. C’était pas trop le fait qu’il sorte avec une fille, parce-que si ça avait été une raide ou assimilée, …
-« Une quoi ?
-« C’est comme cela qu’ils s’appellent entre eux : apparemment, à Atlantys, y’a deux rives, gauche et droite. En abrégé, ça fait RG et RD. Nyls était donc un RED, et un RED ne peut aller qu’avec une RED.
-« Et Kérine n’en faisait pas partie ?
-« Non. »
Ainsi, il voyait bien quelqu’un, qui plus est quelqu’un qu’il n’avait pas le « droit » de côtoyer.
-« Vous savez où je peux la trouver ?
-« Pas du tout. Nyls n’en parlait que très peu, et il n’a jamais dit son nom, ni ce qu’elle faisait.
-« Vous souvenez-vous de certains détails la concernant ? »
Cette question parut la contrarier, car elle baissa les yeux et ne répondit pas tout de suite. Léonor profita de ce silence pour attraper son jus de fruit et s’installer sur le canapé.
Après un petit soupir,
Suzanne lança :
-« C’était
une fille vulgaire qui n’en avait que pour le fric de Nyls. Ça vous
va comme description ? »
Léonor
faillit avaler de travers.
-« Pas
vraiment, dites-moi au moins ce qui vous a conduit à une telle
conclusion…
-« C’est
le genre de fille que la nature a doté d’un corps parfait mais
d’un petit pois à la place du cerveau. Il arrivait que
Nyls ait des interrogations concernant son attitude, et il me
demandait ce qu’il devait faire pour que leur couple fonctionne
mieux. Mais la vérité, c’est qu’elle avait toujours un pet de
travers celle-la. Au bout d’un moment, j’ai fini par dire ce que
je pensais à Nyls, mais il a dit que c’était parce-que je ne la
connaissais pas et il ne m’en a plus jamais reparlé. Et puis deux
semaines avant qu’il ne disparaisse, à peu près, elle est arrivée à
l’association comme une furie, et sans même m’adresser la
parole, a crié sur Nyls en lui disant que sa carte était
« encore » bloquée, et qu’elle ne pourrait pas
continuer comme ça encore longtemps . Après Nyls l’a emmenée
ailleurs. Heureusement qu’il n’y avait personne, sinon il aurait
pu avoir de gros ennuis s’il avait été vu en couple avec elle.
Rien dans le citron je vous dis.
-« Elle
est ici, sur le campus ?
-« Nan,
elle venait d’Atlantys je crois.
-« Vous
pouvez me la décrire ?
-« Grande,
brune, et assez athlétique. C’est le genre de fille sur laquelle
tous les garçons se retournent… Ce qui m’énerve, c’est que
Nyls était trop intelligent pour être aveuglé par ça. Je n’ai
jamais compris pourquoi il se traînait un boulet pareil. »
Léonor
ne répondit pas. Suzanne avait sans doute été amoureuse de Nyls.
C’est pourquoi elle ne devait pas être totalement objective dans
sa narration.
-« La
question que je vais vous poser maintenant est très importante :
est-ce-que Nyls avait l’habitude de boire ou de prendre des drogues ou des psychotropes ?"
Son interlocutrice releva les sourcils et écarquilla les yeux :
Son interlocutrice releva les sourcils et écarquilla les yeux :
-« Hein ?
Nyls ? vous plaisantez ?
-« Non.
Est-il possible que cela vous ait échappé ?
-« Ah
ça non ! On passait tout notre temps ensemble. Surtout que les
drogués je sais les reconnaître puisque j’ai travaillé dans un
centre spécialisé pendant un an. Et très franchement, même si
c’est un peu gênant de l’avouer, je passais ma vie à le
regarder. Je l’aurais remarqué ! En plus il avait un
style de vie hyper sain en faisant attention à ce qu’il mangeait
et faisait pas mal d’exercice physique. Je suis on ne peut plus
sûre : il ne se droguait pas, et ne buvait pas une goutte
d’alcool. Jamais.
-« Même
à l’occasion des soirées ?
-« On
y allait jamais. Quand y’en avait, il venait dormir ici.
-« N’étant
pas une « RED », comment avez-vous pu être membre de
l’association?
-« C’est
Nyls qui a fait le forcing, pour qu’on puisse travailler là-bas
ensemble. Sinon je n’aurais jamais pu y mettre les pieds. Et puis
la bibliothèque est souvent prise d’assaut donc c’est difficile
de trouver des ordinateurs libres. »
Suzanne
se leva alors et se dirigea vers Léonor, perdue dans ses
pensées.
-« Je
suis désolée, mais il va falloir que j’y aille. J’ai déjà 20
minutes de retard…
-« Oui,
excusez-moi… , dit-elle en se levant.
-« Non,
non, ça va. Madeline m’avait dit pourquoi vous étiez là, et le
fait de repenser à Nyls… Enfin voilà, désolée si j’ai pas été
très agréable. Tout ça s’est passé tellement vite… Tout
allait bien et puis un jour, il est passé au beau milieu de la nuit
pour me dire de ne pas m’inquiéter pour lui, que tout se passerait
bien… Et le lendemain, il était mort… »
Léonor
remarqua qu’elle avait les larmes aux yeux.
-« Vous
pensez qu’il a pu se suicider ?
-« Non !!
S’écria-t-elle alors. Jamais il n’aurait fait ça ! La
seule possibilité, c’est que quelqu’un a mis fin à ses jours. Et
je donnerais cher pour savoir qui.
-« Irène
d’Atlantys aussi, et c’est pourquoi je vais découvrir ce qu’il
s’est passé. Si vous vous souvenez de quoi que ce soit,
appelez-moi à ce numéro. »
Léonor
prit congé après avoir donné sa carte.
Si
Léonor avait mis à peu près trois heures pour aller à La Tour,
elle en mit beaucoup plus pour revenir tant le trafic était dense.
Si bien que l’horloge de sa voiture indiquait 19h53 au moment où
elle sortait de son véhicule.
La
première chose qu’elle fit en rentrant fut d’aller vérifier ses e-mails
pour voir si Mathilde Bonnet lui avait transféré le contenu de la
messagerie de Nyls. A sa grande satisfaction, cela avait été fait,
et elle entreprit d’y jeter un rapide coup d’œil, juste histoire
de voir si elle reconnaissait le nom des expéditeurs.
Absorbée
par sa tâche, elle n’entendit pas Ryan monter les escaliers, si
bien qu’elle sursauta lorsqu’il dit :
-« Mais
enfin Léo, ça fait combien de temps que tu es là ? »
Interdite
un instant, elle jeta un coup d’œil à son écran, et y lu 20h36.
Mais
c’est pas possible, je ne suis restée que 5 minutes !
-« Je…
Euh…
-« Nan
mais je rêve… »
Léonor
vit son mari lever les yeux au ciel, serrer les dents, puis secouer
la tête d’un air las. Sans un mot de plus, il se dirigea vers la
chambre de leur fils, en ressorti avec le bambin dans les bras et
descendit les marches à la hâte.
Ainsi,
le petit n’avait toujours pas mangé, et elle était là, à
consulter ses e-mails. Sur le coup, elle ne bougea pas, comme
mortifiée par son sens peu aigu des responsabilités. Puis, prenant
son courage à deux mains en se disant qu’elle n’était plus une
adolescente et qu’elle était capable de reconnaître ses erreurs
et d’y faire face, elle se décida à les rejoindre dans la
cuisine. Si elle avait su, elle aurait attendu quelques instants de
plus que Ryan se calme. En effet, à peine eut-elle ouvert la bouche
pour demander si elle pouvait faire quelque chose, que le jeune
homme, qui avait déjà entrepris la préparation du dîner, se
retourna vers elle et claqua la porte du placard. Comme n’y tenant plus, il l’attrapa par le
bras et la conduisit dans le salon, en prenant soin de refermer la
porte derrière lui.
-« Que
tu rentres tard à cause de ton boulot, je commence à m’y faire.
Mais si tu ne prends même plus la peine de venir nous saluer dès
ton retour, que tu ne vas même pas voir ton fils que tu ne vois pas
de la journée… Je ne vois pas pourquoi on habite encore
ensemble ! Explosa-t-il. Si tu considères la maison comme
un pensionnat, où tout ce que tu y fais c’est dormir et manger, je
te préviens, je prends mes clics, mes clacs, et JE ME BARRE !
Tu trouveras un autre abruti pour faire ton lit et te préparer
ta gamelle ! C’est dans le pacte ! Quand tu rentres le soir, tu es ici pour ta famille !
-« Je
suis désolée… Tenta-elle.
-« Je
m’en fous Léonor ! A ce stade, ça ne suffit plus !
Tes excuses, ça va faire trois ans que je les entends, alors te
fatigue pas à en trouver de nouvelles ! Mais enfin à quoi tu
penses ? Il est presque 9h, le petit n’a toujours pas mangé,
le repas n’est pas prêt, et ça fait des heures que je me bats
avec la tuyauterie dans la cuisine !
-« Je
voulais juste vérifier un truc…
-« Un
truc qui aurait pu attendre que Louis ait mangé ! Ca fait des
heures qu’il est dans son lit avec des jouets, parce-que je pouvais
pas avoir la tête sous l’évier et être en train de le
surveiller. C’est quand même dingue de devoir te dire de faire ton
fils une priorité ! »
Il
bascula alors la tête en arrière, puis appliqua ses mains contre
son visage.
Au bout
de quelques secondes, Léonor dit doucement :
-« Je
vais préparer le repas pendant que…
-« Non,
laisse tomber… Va plutôt te changer.
-« Mais…
-« Laisse
TOMBER ! Fallait te réveiller plus tôt, au lieu de te
précipiter sur ton ordinateur. Pour l’instant, vaut mieux que je
sois seul, et… »
Il
s’interrompit. En ce concentrant elle aussi, elle pu entendre, de
l’autre coté de la porte :
-« I
pe, I pe, bègèreeeee , ent tes bancs moutons,… »
Ryan se
précipita alors dans la cuisine.
-« Nan
mais c’est pas vrai !" Cria-t-il.
Il
poussa un juron et tenta de colmater la fuite avec les torchons qu’il
avait sous la main. Elle le vit alors attraper une clé anglaise, et
il dit alors :
-« Il
faut aider Louis à terminer, le laver et le mettre au lit.
-« Tu
veux que je prépare à manger ?
-« Nan,
moi ça ira. Je m’occupe de ça et je vais me coucher après. »
N’ayant
pas très faim non plus, elle rangea les ingrédients que Ryan avait
sorti, puis s’occupa de son fils.
Le bain
de Louis avait été bref. Le pauvre bambin peinait à garder ses
yeux ouverts, et il s’était même assoupi sur la table à langer,
bien au chaud dans sa serviette éponge pendant que sa mère le
séchait avec délicatesse. Remuée par la pluie – tempête – de
reproches qui s’était abattue sur elle, elle s’était mise à
frissonner. Elle se décida alors à se faire couler à son tour un
bain chaud, et le contact avec l’eau bouillante lui fit beaucoup de
bien. Elle mit la tête sous l’eau et la garda quelques instants
ainsi, perdue dans des pensées qui se bousculaient un peu trop fort.
Etourdie, elle regagna la surface en passant ses mains sur son
visage. Il régnait un silence apaisant dans la salle de bain, où
seuls étaient audibles les bruits de l’eau provoqués par les
mouvements de la jeune femme et ceux des gouttelettes qui
ruisselaient le long de sa peau. Apercevant des traces noires sur ses
doigts, elle se rendit compte que son maquillage coulait. Elle
attrapa alors un coton avec lequel elle s’essuya les yeux, d’où
jaillirent des larmes quelques secondes après. Elle pleura ainsi en
silence, pendant de longues minutes, recroquevillée sur elle-même,
la tête contre ses genoux.
A
l’étage du dessous, Ryan n’en menait pas beaucoup plus large. Il
savait qu’il avait été dur avec elle, mais il était fatigué
d’être celui qui faisait des efforts pour rendre la vie de tout le
monde plus facile. Il était en train de sacrifier ses plus belles
années pour donner une chance à sa famille, à savoir offrir une
réelle présence à son fils, et donner à sa femme l’opportunité
de s’épanouir dans ce qu’elle faisait de mieux. Mais ce soir là,
la désinvolture de Léonor avait était la goutte d’eau de trop de
la journée.
La
vérité, c’est qu’il ne savait plus quoi faire pour que cela
fonctionne. Il l’avait suivie, il était resté à la maison pour
s’occuper de Louis, laissant sa femme se concentrer pleinement sur
son travail. Tout cela parce-qu’il
savait que Léonor était quelqu’un d’émotif et qu’elle
n’était jamais aussi efficace dans ce qu’elle faisait que quand
tout se passait bien sur le plan émotionnel. Seulement aujourd’hui,
il n’avait plus la force d’être sur tous les fronts. A cette
pensée, il crispa les poings et serra les dents. Ce qui lui fit
prendre conscience d’un fait encore plus inquiétant que sa
lassitude : il était en colère.
Et ça,
Léonor s’en était rendue compte. Ils s’étaient déjà disputé,
certes. Mais la lueur de rage qu’elle avait aperçue dans le regard
de Ryan quelques instants plus tôt l’avait dévastée. La colère
était un sentiment qui ne faisait pas partie de la personnalité de
Ryan, et elle s’en voudrait toute sa vie d’en avoir été à
l’origine. Appuyée contre le lavabo qui lui servit de rempart contre son vertige, elle se posa alors la question suivante :
Est-ce
que tu penses franchement que tu as le droit de lui faire endurer
ça ?
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