2.06 Prêts à tout

 

" ... fais ? C'est pas du tout ce qui était convenu !

" LA FERME ! "

" Tu fais tout sauter maintenant ! C'est un ordre ! 

" NON ! Il y a des innocents à cette heure-ci !

" RIEN À FOUTRE ! "

***

Jane, en larmes et enragée, arme le marteau de son Beretta qu'elle pointe cette fois vers le crâne du pirate. Ce-dernier tremble de tout son corps et pousse un cri quand quelqu'un tape à la porte.

Jane fait volte-face pour accueillir Djalil qui pénètre prudemment dans la pièce.

- " Putain Jane qu'est-ce-qui t'arrive ?

- " Ton tour va venir Djalil ne t'en fais pas."

- " Ah ouais on en est là ? Pour la douzième fois, je t'ai sauvé la vie, Jane.

- " Tu mens. Tu as livré Daniel.

- " ... Qu'est-ce-que tu insinues ?

- " Que tu es un traître. Ils t'ont donné combien, espèce de salopard ?! À combien tu as estimé la vie de Dan ?!"

- " Tu dérailles complètement.

- " ARRÊTE DE MENTIR !

- " Je ne te reconnais plus. Tu es devenue si... si... émotive ces dernières années... et maintenant tu pètes les plombs jusqu'à être à deux doigts de liquider toi-même des membres de ton équipe.

- " TU AS COMMENCÉ ! Tu as trahi Daniel ! TU NOUS AS TRAHI !"

- " Putain mais il vous rend complètement barj' ce mec... Sharon, maintenant toi... Tu sais quoi, bon débarras !"

Le coup part tout seul.

Djalil hurle de douleur tandis que Jane ordonne à nouveau, l'arme pointée vers la porte : 

- " Arthur, dernière fois. Tu me fais tout péter."

Suant à grosses gouttes, le pirate s'exécute, les doigts tremblants.

- " Jane je t'en supplie... Souviens-toi de ce qu'on s'était promis... On ne devait pas faire comme tes parents. Si je t'ai suivie toutes ces années, c'est parce-que j'avais confiance en toi. 

- " On en a tué d'autres. La différence aujourd'hui, c'est que tu t'es acoquiné avec certains d'entre eux. Tu as pactisé avec l'ennemi. 

- " Non Jane, non."

Il gémit.

- " J'ai toujours été de ton côté. Je n'ai pas oublié Chloé. Ni Chloé, ni tous les autres. J'étais là, aussi.

- " Alors POURQUOI tu as abandonné Dan ?!"

Il halète maintenant : 

- " Parce-que tu ne pouvais rien faire. Ni toi, ni moi, ni personne. Tu as vu qui s'est déplacé ? C'était un commando d'élite armé jusqu'aux dents. Tu signais notre arrêt de mort à tous... Je... Je ne te reconnais plus... Tu étais prête à tous nous sacrifier pour un seul homme.

- " NOUS SOMMES SENSÉS NE LAISSER PERSONNE DERRIÈRE ! Tu as vu ce qu'il reste de nous ?! Sans lui, sans Julie, IL N'Y A PLUS D'ESPOIR !

- " ... Si tu es honnête avec toi-même, Jane, tu reconnaîtras que c'est fini depuis longtemps. On a encore une chance de s'en sortir. Daniel ne parlera pas. Je ne l'aime pas, mais je reconnais que là-dessus il est fiable. On peut encore vivre notre vie ici à L'O'Mé. Avancer... "

Jane, les yeux exorbités déversant des torrents de larmes sur ses joues, lâche, écœurée : 

- " Tu t'es débarrassé de lui...

- " Je n'y suis pour rien. Je ne t'ai pas trahie.

- " OSE DIRE QUE SI ÇA AVAIT ÉTÉ JULIO TU N'AURAIS PAS BOUGÉ !

- " ...

- " TU N'AVAIS PAS LE DROIT DE CHOISIR POUR MOI !

- " ... C'est un mal pour un bien. Daniel était un poison. Si tu prends deux secondes pour te calmer, pour prendre du recul..."

Il gémit à nouveau avant de continuer : 

- " Prendre du recul sur ce que tu es devenue, tu verras que j'ai raison."

Jane laisse échapper une plainte et dit après un sanglot : 

- " Si, tu m'as trahie, Djalil. Il y a bien longtemps de ça. De tous, c'est toi qui m'a le plus brisé le cœur… "

Il lève des yeux outrés et plein de colère vers elle : 

- " Comment oses-tu dire ça..."

Elle pouffe, dédaigneuse, avant de renifler et de contourner la question :

- " Ça n'a plus d'importance de toute façon. Maintenant qu'il n'est plus là, j'en ai plus rien à foutre. Arthur, maintenant."

Pour appuyer ses propos, elle se retourne vers lui, fixant l'index tremblant du pirate avec avidité.

- " Jane je t'en supplie..., tente Djalil.

- " Il n'est pas trop..."

***

- " Docteur, nous avons de la visite."

- " Bonjour Docteur Lalouche.

- " Bonjour Gloria. Pascal...

- " Victor...

- " Je vous écoute, Gloria.

- " Dimitri l'a hypnotisée pour la rendre docile."

Victor fronce les sourcils.

- " Pourquoi dort-elle ?

- " ... Je ne sais pas trop. Si l'on en croit l'EEG, elle est éveillée. 

- " ... Elle fait semblant ?

- " Je ne sais pas. Peut-être qu'il y a des différences physiologiques entre les... Dilgürogs ? Et les humains. Dimitri nous en apprendra peut-être plus.

- " Et avant l'hypnose ? Comment se comportait-elle ?

- " Elle était calme. Elle regarde beaucoup la télé, jusqu'à s'endormir devant.

- " Vous lui passez quels programmes ?

- " Détente. Elle est subjuguée par la mer.

- " De quoi se nourrit-elle ?

- " Elle est omnivore. 

- " Elle est civilisée ?

- " Non. Elle ne parle pas, marche préférentiellement à quatre pattes et mange avec les mains.

- " Elle comprend ce qu'on lui dit ou seul Dimitri peut communiquer avec elle ?

- " Non non, elle comprend.

- " Vous parait-elle coopérative ?

- " Oui. Mais la présence de Dimitri est indispensable à ce stade. J'aimerais qu'il reste près d'elle pendant les prochaines semaines. 

- " Entendu. Il récupérera temporairement ses quartiers ici-même. "

Victor voit le médecin tiquer.

- " Un problème Gloria ?

- " Je suis navrée de revenir sur le sujet, mais je sais que c'est important..."

- " Vous ne pouvez pas les gardez dans ces cages à lapin." Continue-t-elle. "Et encore, même des lapins je les traiterais mieux que ça.

- " Ah, ça y'est...

- " Oui, Docteur Lalouche, nous y voilà encore. Mais les faits sont les faits et c'est moi qui travaille avec eux. Ce n'est pas faute de l'avoir répété à maintes reprises : l'environnement est PRI-MOR-DIAL. Vous êtes la seule personne que je connaisse qui remette encore cela en question.

- " Peut-être parce-qu'il n'y a que moi qui soit responsable de la gestion d'un tel risque... Et puis... enfin... Vous voyez bien que c'est un animal...

- " Premièrement, ce n'est pas une raison, deuxièmement, nous ne savons rien sur ses capacités d'évolution. Elle s'est bâtie à partir d'un SoAx, donc il y a fort à parier que nous ne voyons là que le têtard. Si elle eu a la capacité d'évoluer dans un sens, nous avons de très fortes chances d'avoir une influence sur...

- " D'accord, d'accord, je sais tout cela. Amenez-lui des fleurs et des posters si vous le souhaitez, mais je vois bien où vous voulez en venir. Et c'est un "non" catégorique. Ça ne va pas bien la tête ? Cette créature meurtrière doit rester sous bonne garde. Elle reste là.

- " Dimitri peut jouer ce rôle. Elle serait toujours en captivité, mais les barreaux seraient invisibles et ne compromettraient pas nos chance de l'éduquer. Par ailleurs, cela pourrait faire du bien à Morgane...

- " Mais vous voulez monter un zoo, en fait ! Fallait le dire !"

- " C'est toujours non. Sécurité maximum, point final. Et arrêtez de m'emmerder avec ça. Nous sommes dans un laboratoire scientifique, pas une école maternelle.

- " Vous nous insultez, moi et les enseignants, Docteur Lalouche. Ce dont je vous parle, c'est aussi de la science. Nous avons évolué depuis les années 50. Mais si vous persistez à vouloir rester au moyen-âge, vous allez devoir vous passez de...

- " Docteur Eire, ce sera tout."

Le Docteur Pascal Lalouche, cadet de la fratrie, a eu le nez creux. Sans son intervention, Victor aurait eu un mouvement d'humeur et se serait débarrassé de cette chieuse. À cette pensée, la moutarde lui monte à nouveau au nez et il va se laisser aller quand son frère semble le pressentir et lui coupe l'herbe sous le pied : 

- " Nous prenons note de vos réserves, Docteur Eire. Vous pouvez disposer."

Victor observe le médecin lui tourner sèchement le dos et sortir en trombe de la pièce, dont elle aurait bien claqué la porte si cette dernière n'avait pas été si lourde.

- " Je pensais que tu te serais assagi, avec le temps." Déclare le cadet.

- " Tu plaisantes ? Sois à ma place ne serait-ce que trois jours et tu vas voir si tu n'as pas des envies de meurtre. Le pire, c'est l'école.

- " Pourquoi tu ne laisses pas Lazlo s'en charger ? "

- " Toi, ça fait vraiment trop longtemps que tu es parti. Tu vois cette couille molle diriger une armada de chieuses ? Sois sérieux... Heureusement que je suis là pour maintenir le niveau.

- " Tu veux qu'on parle de tes promotions canapé ?

- " Ça ne porte jamais à conséquences, je trouve toujours un moyen de les virer par la suite. Ce n'est pas difficile... Dès qu'il y en a une qui commence à venir me faire du charme dans mon bureau, ça veut dire qu'elle est à court de talent ou d'idée, donc la porte suit toujours la pipe.

- " Nous n'avons pas besoin de ce genre de publicité..." Souffle pascal en se frottant le front.

- " Ne t'en fais pas, je ne prends que les bonnes bonnes à rien. Et tu sais comme moi que ça ne court pas les couloirs de l'Oaz'Corp. Ni les bonnes, ni les bonnes à rien. On peut être fiers du niveau."

Pascal hausse les sourcils, blasé, et retourne à son ordinateur en disant : 

- " Contente-toi des putes, s'il te plaît. Je n'ai pas envie qu'une accusation de viol vienne entacher notre réputation."

 - " Lâche le morceau à Lazlo si tu ne sais pas te tenir", poursuit-il.

- " Et si on s'en tenait à ce que l'on sait faire ? La direction, c'est moi, la vadrouille, c'est toi. Bon, sinon, qu'est-ce-que tu as appris de neuf sur la Beta ?"

- " Les Dilgürogs sont une sorte d'animal évolué, capable d'une pensée complexe. Ce sont des super prédateurs sur leur planète. Néanmoins, Dimitri m'a aussi appris qu'ils ne sont pas très avancés technologiquement. Ce qui est logique puisqu'étant au bout de la chaîne alimentaire, ils n'ont pas de raison d'évoluer. 

- " Ils ne se sont pas fait démolir par une autre espèce encore ?

- " Non. Ils sont très féroces et rapides apparemment. 

- " Sont-ils soumis à une hiérarchie ?

- " Oui. Il n'y aurait pas beaucoup de guerres intestines, chacun semblant connaître sa place. Quand combat il y a et qu'un élément est vaincu, il accepte son infériorité à vie et prête allégeance au vainqueur.

- " Penses-tu que l'on pourrait soustraire son statut de vainqueur à Dimitri ? De manière à ce qu'elle considère que le chef du chef est son chef ?

- " Il est trop tôt pour le dire. Dimitri est notre meilleur atout pour le moment. Il faut absolument qu'il reste à proximité immédiate tant que nous n'en savons pas plus. Donc tu dois te trouver un autre homme de main pour quelques semaines. "

Victor baisse les paupières à demi :voilà qui ne l'arrange pas. Il reconnait cependant qu'il ne peut y couper.

- " Je vais le faire venir dès que possible. J'ai un "détail"... " Il lève les yeux aux ciel sur ces mots"...à régler d'abord.

- " Fais vite. Je ne sais pas combien de temps on peut la maîtriser en son absence. Dimitri avait l'air confiant, mais il est hors de question de prendre des risques."

Le frère aîné se détourne alors pour observer la créature. 

Le sujet le plus faible avait survécu dix-sept ans dans la nature sans assistance médicale et elle avait réussi, sous cette forme, à rester cachée tout ce temps. Quel était le rôle du journaliste dans tout cela ? Que lui avait-il raconté ? La Beta et la Delta avaient probablement fui ensemble... Quand est-ce-que leurs chemins s'étaient séparés ? La dernière fois qu'il avait vu la Beta, elle avait une apparence humaine. Que lui était-il arrivé ? Pourquoi s'était-elle transformée et pas la Delta ni Hayden ? La voix de pascal le sort de ses pensées : 

- " Ce serait bien que tu mettes de l'eau dans ton vin avec Gloria. Elle est l'élément le plus précieux que nous ayons. 

- " Eh bien arrête de le lui dire, elle se sent pousser des ailes.

- " Arrête de faire le con, Victor. On sait que c'est toi le patron, d'accord ? Pas la peine de pisser sur tous les arbres. Elle sait ce qu'elle fait. Elle a fait un boulot incroyable avec les gosses. Fais-lui confiance.

- " Tu vas me dire que tu es d'accord pour sortir la Beta d'ici ? 

- " Personne n'a dit qu'il fallait le faire tout de suite. Mais c'est à envisager, oui. 

- " Si ces connards de La CLOES n'avaient pas découvert l'ancien labo on aurait pu l'y mettre. Mais ce n'est plus possible. Celui de Strangerville n'est plus non plus une option. Et faire construire de nouveaux locaux est trop risqué pour le moment, ça attirerait trop l'attention. Et on ne peut pas faire venir des ouvriers maintenant.

- " Eh oui, il fallait le faire avant, quand Gloria t'en avait parlé il y a vingt ans.

- " Oh la ferme. J'ai autre chose à penser que faire du Home Staging.

- " Un mot : Lazlo.

- " NON. Si tu veux je te laisse l'Oaz'Ac, à toi. Mais je préfère te prévenir : depuis ton accident tu es un vrai aspirateur à gonzesses. Ces gourdasses gloussent à chacun de tes passages.

- " J'ai remarqué. Et il n'y a pas que des gonzesses. Et j'en ai rien à foutre. 

- " Tu vas en chier, y'en aura toujours un ou une pour t'attendre dans ton bureau.

- " J'ai compris Victor que tu voulais garder ton poste. Pas la peine d'essayer de me dégoûter.

- " Non mais fais un essai, juste une semaine. Et je te parie que tu repartiras en vadrouille avant la fin et que tu me laisseras tranquille avec nos futures ex-employées sous le bureau.

- " Tu me fatigues. Fais ce que tu veux. Ça m'est égal. Mais Gloria doit rester. Donc trouve un moyen de la fermer quand elle est là."

Victor n'aime pas ce qu'il ressent. Cette impression de perdre du terrain. Tout le monde semble avoir pris beaucoup d'assurance ces derniers temps ; cela ne peut vouloir dire qu'une chose : il s'est ramolli. 

Mais il n'est pas trop inquiet. S'il s'y prend bien, il va bientôt pouvoir mettre tout le monde au pas.

***

Ig est mal à l'aise, dans son corps et dans sa tête. Il a trop longtemps rechigné à effectuer cette tâche et maintenant il y a urgence. Il se sent mâché de l'intérieur, il a la gorge nouée. Il a compris il y a quelques instants seulement qu'il expérimentait le stress pour la première fois. Avec la peur, cela fait deux nouvelles expériences fortement désagréables qu'il ne compte pas réitérer de si tôt. À cette pensée il s'ébroue, puis se décide enfin : il prend une grande inspiration tout en se concentrant intensément sur sa victime. 

L'équipe chargée de la surveillance de Daniel Magnolia lui avait rapporté avoir rencontré beaucoup de résistance avant de pouvoir le maîtriser et lui administrer le sédatif qui faciliterait sa navigation. 

Force est de constater que la dose n'était pas suffisante : le prisonnier, même si cela est à minima, est toujours vigilant. Ig grogne. Le voyage s'annonce encore plus détestable que prévu. Il serait bien tenté de les renvoyer le shooter mais il craint que dépasser le dosage recommandé ne gêne sa récolte d'informations. Il rouspète intérieurement avant d'enfin se décider à se lancer.

Au fur et à mesure que la connexion s'établit, qu'il guide les particules espionnes dans les méandres cérébraux de l'homme à terre, il se sent pénétré en retour par des tentacules tourmentés.

Préparé à cela, il se concentre sur sa priorité qui est de stimuler le centre contrôlant la douleur afin de ne pas être perturbé pendant son examen. Quand cela est effectué, il sent ses épaules se relâcher sous la détente ressentie par le prisonnier.

Il s'encourage, ensuite, et enclenche les premières connexions. Comme les informations arrivent dans le désordre, il tente de cartographier grossièrement les différentes zones en hiérarchisant l'action des particules au fur et à mesure. Une fois qu'il a terminé son quadrillage, il sélectionne une région récente. Les différents signaux qu'il reçoit ne sont pas encore très précis ; il voit pour le moment en nuances de gris, les textures sont grossières et poussiéreuses, les renseignements collectés parcimonieux. Il peut ainsi sonder un secteur sans dépenser trop d'énergie afin de préserver ses forces et la tolérance de sa victime à l'intrusion. 

La récolte peut commencer.

Ils sont dans son atelier. Ils aiment faire ça. Ils se vident l'esprit. Tout est calme. 

Calme et bien évidemment inintéressant. Ig se connecte alors à un autre endroit : le bar à côté de chez Daniel. Il y perçoit des choses positives pour certaines, négatives pour d'autres. Chose étonnante à ce stade il croit reconnaître quelqu'un mais il n'est pas sûr. Il y a beaucoup de rancœur accumulée envers cette personne... Beaucoup de déception, de désillusion. Il ressent alors de l'amertume et se sent attiré vers une autre zone avec beaucoup de force. Il se laisse guider par le courant électrique neuronal et se branche à un autre endroit. Une image apparaît, puis perd en qualité jusqu'à disparaître. Un souvenir en cours d'oubli. Les particules décrochent pour tester un autre réseau et le voilà projeté plusieurs années auparavant. Il classe cet évènement avec ceux de la même époque mais ne quitte pas pour autant sa localisation : 

Ils sont avec deux enfants. Silvia et Corey. C'est un bon souvenir, même si les enfants se chamaillent. Ils ont beaucoup d'amour pour leur sœur. 

Tout à coup, le réseau l'attire ailleurs. Un autre souvenir semble relié à ce qu'il vient de voir, alors il engage une connexion qu'il interrompt aussitôt sous la violence du stress ressenti. Une forte émotion est liée à ce souvenir. Avant de commencer, il avait envisagé de désactiver les canaux émotionnels puis s'était ravisé devant l'ampleur de la tâche. Il va le faire, tout compte fait, même si cela lui demandera une énergie considérable.

Il envoie donc les particules se fixer sur les récepteurs synaptiques adéquats puis concentre à nouveau son attention sur la chaîne neuronale du moment :  

Ils luttent contre Silvia et laissent passer celui qui mettra Corey dans le coma. 

Il va ailleurs, évalue la tension liée à cette séquence avant de se fatiguer pour rien à lancer une inhibition puis, rassuré, se branche pour de bon : 

Ils sont sur la plage avec une femme. Une jolie femme avec laquelle ils se sentent bien. Ils sentent leur cœur se gonfler. Ils sont amoureux d'elle.

Il est alors invité dans une nouvelle zone où l'intensité de la discussion le bouleverse. Il creuse :

Elle leur parle de son deuil, de son sentiment d'injustice. Cela résonne fort chez eux qui se sentent désormais liés à elle. 

Dans le même temps, il reçoit l'information concernant son identité : c'est la veuve du journaliste qui avait le labo dans sa ligne de mire. Une fraction de seconde plus tard, il est dans une nouvelle région et c'est le désir qui parle : Ig se retrouve avec eux au milieu des draps. 

Ce n'est pas tendre, loin de là. Leur partenaire mène la danse et ne les ménage pas. 

Depuis sa chambre, il peut ressentir sans effort sous ses doigts les muscles se mouvoir sous la peau et la fermeté des seins de la femme qui le chevauche. Le corps de son hôte réagit à sa manière et exprime son excitation devant les souvenirs provoqués par le parasite. Ig s'y soustrait sans plus attendre, un peu à contrecœur. Il y serait bien resté, mais il a d'autres chats à fouetter.

Sur une intuition, il retourne au bar. L'ambivalence des sentiments captés lui donne l'impression que quelque chose se tramait là-bas. Il y revit une sorte de rite de passage, puis il se retrouve projeté à celui de la femme avec qui il vient de coucher. Il fronce les sourcils. Que fabriquent-ils ensemble ? Il a une partie de la réponse la seconde d'après : ils viennent d'exécuter un homme et sont en train de l'enterrer. Daniel est sombre. Ig a la sensation que de l'eau a coulé sous les ponts ; il est différent. Il remonte les courants menant à ce moment pour le replacer dans la chronologie quand un évènement attire son attention. Il a perçu qu'une voie disparaissait. Sur le coup, il a pensé à un souvenir qui était en train de s'effacer, puis il a réalisé qu'il y en avait beaucoup. Beaucoup trop. Pris soudainement de panique, il accélère le processus : il faut absolument qu'il trouve quelque chose avant que la mémoire ne se dégrade trop. Des gouttes de sueur perlent dans son dos... Il est en train de lobotomiser le frère d'Idril. Sur la voie empruntée, il sent que le signal faiblit. Vite, il donne une impulsion électrique pour réactiver les synapses :

Ils ont une arme à la main et tirent à bout portant sur le crâne d'une fille. 

Ig pousse une exclamation surprise mêlée de douleur. Dans la précipitation il a oublié de sonder le souvenir et s'est fait prendre par surprise par la voie émotionnelle. Il revoit la scène encore et encore... Les circuits neuronaux, probablement altérés par le traumatisme, ont occasionné une hypermnésie. Il essaie d'en sortir mais se retrouve prisonnier par l'activité électrique d'une telle intensité qu'elle le ramène continuellement à cette boucle infernale. Il hurle tandis que la cervelle éclate inlassablement contre un écran d'ordinateur. Puis, au bout d'un moment, son attention se trouve captée par ledit écran. Ig transcende la culpabilité déchirante qui l'accable et parvient à rembobiner avant d'analyser le contexte : c'est une pirate informatique. Il rembobine encore, écoute ce qui est dit, connecte davantage de particules pour amplifier le signal et récolter plus d'informations : c'est l'ancienne pirate d'Oaz'Corp. Ainsi c'est lui qui est à l'origine de sa disparition. UkiB n'a pas décroché comme Victor le pensait... Elle a été assassinée. Et là, Ig comprend : les formes menaçantes autour de Daniel, ce sont des membres de LA CLOES. Cet assassinat est une épreuve et il vient de la remporter. Il en a enfin la preuve : Daniel est un membre à part entière de l'organisation terroriste. 

Tout à coup, ils se retrouvent plein de sang. Que se passe-t-il ? Une sensation désagréable leur parvient de l'arrière de leur crâne. Ils tâtonnent et leurs doigts détectent un trou. Ils lèvent alors la tête et voient le reflet de leur visage défiguré dans la vitre de l'écran d'ordinateur. Ils sursautent. Un bruit claque dans l'air et leur nez s'écrase contre le clavier. Plusieurs fois de suite. De plus en plus violemment.

Il finit par comprendre : c'est un cauchemar. Malgré la terreur et avec le peu d'énergie qui lui reste, il appelle toutes les autres particules à la rescousse et les fait se connecter à un autre endroit afin de stimuler une autre région mémorielle et le libérer. Quand cela fonctionne, il est en nage et à bout de souffle. Tremblant de tout son corps, il décide de s'arrêter là. Mais il s'interrompt. Il n'en sait pas assez. Il savait déjà que Daniel Magnolia et la CLOES étaient en lien. Il doit découvrir les identités des autres membres, pour la simple et bonne raison qu'en donnant un autre os à ronger à Victor Lalouche il maximise les chances du prisonnier de perdre de son intérêt. Ig pourrait alors proposer de se charger de son élimination et organiser sa fuite. Il soupire. Si seulement cette tête de mule voulait bien coopérer. 

Il respire bruyamment et retourne donc se connecter pour commencer une nouvelle guerre des nerfs. Il explore et butine à un rythme soutenu et pourtant, rien n'est en mesure de le servir. Il pourrait presque écrire un livre pour enfants, du moins si les aventures n'étaient pas constamment écourtées par un affaiblissement du signal. Agacé, il se rend compte qu'il n'est pas assez efficace et se dirige vers la zone hypoactive la plus étendue. Il stimule la région à partir de plusieurs spots distincts et reconstitue le souvenir. À cet instant, il remarque que plus il insiste, plus il se sent attiré ailleurs. C'est louche. Puis soudain, il s'exclame, choqué et presque amusé : 

- "Putain l'enflure !"

Il a compris : sa victime résiste. Depuis tout à l'heure, il est en train d'imaginer, et donc de se créer des souvenirs, ce qui explique qu'il y ait autant de voies courtes. La mémoire à long-terme ne peut pas disparaitre ainsi, elle est trop arborescente et trop renforcée pour être désactivée aussi rapidement. En créant plein de scénarios de manière répétée il attire l'attention d'Ig, l'éloignant de spots certainement plus critiques, brouillant les pistes et lui faisant donc perdre un temps précieux. 

Néanmoins, la créature a un indice plutôt fiable : l'intensité des émotions qui surgissent à la lecture des engrammes. Si Ig veut distinguer le vrai du faux, il faut qu'il analyse aussi les ressentis de Daniel. Un frisson contestataire le saisit. Il pousse un gémissement plaintif puis se prépare bravement à replonger. 

Il ignore les culs-de-sac et dès qu'un chemin a une longueur satisfaisante il entreprend de le sonder. Il se rend compte alors qu'une partie de chaud-froid est engagée. Plus l'activité cérébrale est intense ailleurs, plus Ig sait qu'il brûle. Jusqu'à ce moment où la panique gagne son hôte. Sous le stress, les surrénales s'emballent, Ig jubile : là.

Bizarrement, ce qui lui parvient n'est pas aussi douloureux que ce qu'il a expérimenté plus tôt, que ce à quoi il s'attendait. Sa curiosité piquée, Ig persiste et récolte morceau par morceau des rires, des yeux rieurs, des cheveux lumineux, de la tendresse... beaucoup de tendresse. Et en même temps, un gouffre déchirant. Le cœur serré, il se met à pleurer. Haletant, il ressent une grande fatigue face à ces enchaînements éprouvants... L'être humain est vraiment une créature détestable. Cela dit, il persiste, comme un papillon attiré par la lumière même si lui est conscient qu'il va le regretter. C'est plus fort que lui : il tente, encore et encore, de savoir qui c'est. Mais tout ce qu'il récolte, c'est un amour que son propre cœur ne peut pas contenir, quelque chose d'incompréhensible, qui fait mal et qui fait du bien. À mesure qu'il butine pour capter des données identifiantes, il rit, il pleure, c'est l'enfer. Il a envie de la serrer dans ses bras, cette silhouette pourvoyeuse de bonheur, de frotter son visage contre sa peau, de l'embrasser à pleine bouche... 

Ce qu'ils se retrouvent en train de faire. Le soyeux de sa langue contre la leur les enflamme. Le corps est jeune, c'est une adolescente dont ils effleurent le ventre de leurs lèvres. Ils se laissent aller à la douceur, au plaisir, à l'excitation. 

Il ne cherche plus à se retenir. Plus rien ne compte. L'amygdale s'affole, la substance grise clignote comme un sapin de Noël, mais Ig n'ira nulle part.

Daniel et lui remontent doucement l'arrête de leur nez sur le sternum de leur partenaire, frôlent son cou dont ils embrassent les frissons et inspirent l'odeur, puis saisissent à nouveau ses lèvres dans un baiser plein de volupté. Elle sent si bon... Ses cheveux blonds filent le long de leurs doigts, son rire cristallin tinte à leurs oreilles. Ils gémissent en cœur, ils ne font plus qu'un maintenant avec cette fille, cette fille qu'ils aiment comme des fous. 

Si seulement il pouvait voir son visage... À peine a-t-il pensé cela qu'il se fait arracher au souvenir et se fait secouer violemment. Tout se brouille. L'espace d'un instant, confus, paralysé, il ne comprend pas ce qu'il se passe. Et puis il réalise : Daniel convulse. Il jure et interrompt la connexion. 

Il reprend conscience dans sa chambre, hagard, et fond en larmes comme s'il venait de perdre l'être le plus précieux de la Terre. Il essaie de se raisonner, de revenir à lui, à son indifférence, à son manichéisme confortable, quand sans prévenir de la cervelle lui éclate sur la rétine. Il hurle. Des rires tintent au loin, lui rappelant ce qu'il vient de quitter, ce qui lui manque maintenant qu'il l'a découvert. Il veut y retourner, être dans leurs bras, en sécurité, aimé et cajolé. Il veut encore ressentir la fulgurance du désir. Mais sa raison se rappelle à lui : il doit décrocher. Il décide de se lever... mais reste cloué au sol. Une jambe, puis l'autre, ses bras... Rien ne bouge. Des rires. Des coups de feu. La peur. La douleur. La panique le gagne quand il comprend : il est encore pris au piège dans un circuit neuronal altéré. Il n'arrive pas à se débrancher et se voit propulsé entre les corps nus d'un côté et la cervelle dégoulinante de l'autre. Sans transition, il est perdu au milieu des corps, perclus d'un plaisir qui l'amène au bord de la jouissance, juste avant qu'il ne reçoive une décharge suraiguë dans la colonne. Les images se brouillent, il a un goût de sang dans la bouche. Il est renvoyé dans les draps mais la seconde d'après il reçoit une balle dans l'abdomen. Il hurle à plein poumons. L'instant d'après on essaie de le noyer. Le corps arqué vers l'arrière, il se débat contre la moquette de sa chambre à deux doigts de l'asphyxie. Puis un coup de couteau le transperce par le dos avant qu'il ne se fasse fracturer le radius par un genou et de se retrouver la tête dans un seau. Les douleurs se succèdent, toutes plus insoutenables les unes que les autres, son cœur s'emballe, il suffoque. Se tortillant comme un poisson hors de l'eau, Ig voit sa dernière heure arriver, prisonnier du psychisme fracturé de sa victime qui trompe son propre cerveau en lui faisant croire qu'il se noie quand il ne le mène pas lentement mais sûrement à la crise cardiaque en lui faisant vivre inlassablement toutes les fois où Daniel a été gravement blessé. Les balles, les lames, les coups se succèdent à un rythme effréné et insoutenable. C'est acté, ils vont mourir battus à mort par des forces invisibles, tous les deux victimes des lésions cérébrales de sa victime.

Et puis soudain, une sonnerie le ramène à lui. Son téléphone sonne. Il s'empresse alors de focaliser toute son attention sur ce bruit issu de sa réalité. Sa vie se joue sur sa capacité à se concentrer sur cette musique. Seconde après seconde, il tire sur une corde imaginaire. Minute après minute, il sent que l'emprise se relâche, jusqu'à ce qu'il revienne suffisamment à lui pour mettre à mort avec précipitation les éléments pathogènes qui établissent la connexion entre lui et le prisonnier. À bout de souffle, en nage, sa chambre réapparait dans toute sa simplicité rassurante. Son téléphone se rappelle à lui en sonnant une troisième fois, ce qui le décide à se redresser. Perclus de douleur, cette fois, il pousse un râle en roulant sur le côté afin de dégager sa poche. C'est encore haletant qu'il décroche : 

- " Oui ? "

La voix à l'autre bout du fil est furieuse et ce nouveau stress le propulse sur ses pieds, au garde-à-vous. Victor Lalouche tempête et fait grésiller l'appareil. Quand il a l'espace pour le faire il répond, toujours essoufflé :

- " Non, Monsieur. Je... Je me remets d'une séance de sport plutôt intense.

- " ...
- " Oui Monsieur. Tout de suite Monsieur. "

Il raccroche et se rattrape maladroitement au mur sur sa gauche tandis qu'il est saisi par un étourdissement. Complètement désorienté, il tente de remettre de l'ordre dans ses idées pour pouvoir faire face à son patron. 

Enfin, il a la confirmation que le prisonnier est bien un membre de la CLOES, ce qui représente exactement tout ce qu'attend son maître sur Terre. Il vient de décrocher le sésame, l'élément qui justifie la détention de Daniel Forestier, de son vrai nom Magnolia, et la poursuite de l'interrogatoire. C'est une autoroute qui vient de s'ouvrir devant lui, une autoroute qui pourra le mener au meurtre du prisonnier s'il la quête de données le justifie. Et Ig le sait, c'est ce qui attend le détenu. Si ce-dernier survit à la torture, la dépouille qu'il sera devenu ne sera pas gardée en vie inopérante. À cette pensée, il est rappelé à son engagement pris auprès d'Idril. Il se rend compte alors qu'il est beaucoup plus facile de promettre que de faire. Devant la créature, cela ne faisait aucun doute qu'il fallait sauver le frère. Mais à quelques minutes de sa confrontation avec Victor Lalouche, qui a tous les droits sur sa personne, il n'est plus certain de savoir qui il craint le plus. 

Précédent    Sommaire    Suivant