2.21 Mourir plutôt que vivre sans toi










Le front du Docteur Eire se fronce à mesure que les minutes passent. Ce n'est pas dans ses habitudes d'être en retard. Un pli contrarié anime alors ses sourcils : et si Victor Lalouche s'était encore mêlé de ce qui ne le regardait pas ? Sa mâchoire se crispe. Elle commence sérieusement à en avoir marre. Elle a sacrifié sa vie pour cette mission, le résultat est un franc succès, et pourtant, toutes ces années après, elle doit se battre comme si elle devait encore faire ses preuves. Et le pire, c'est que la contrainte ne repose que sur une seule personne. Mais quelle contrainte...
La porte sur sa droite s'ouvre sans pour autant qu'elle ne lève les yeux, trop absorbée à l'instant par les mots qu'elle choisit pour la rédaction du message qu'elle écrit à Dimitri.


- " Il est pas encore là, le robot ?
- " Ce n'est pas un robot, Morgane. Tu devrais être plus gentille. Il a besoin d'aide, tu sais, comme...
- " Ouais bah y'a pas que lui qui a besoin d'aide. Mais tout le monde s'en fout.
- " C'est ce que j'allais dire avant que tu me coupes, Morganette...
- " Arrête de m'appeler comme ça. J'suis plus un bébé.
- " ... C'est un de ces moments où c'est plus difficile, c'est ça ?" Demande la tutrice la mine soucieuse.
- " À ce stade c'est plus une phase, Gloria. J'en ai ras-le-cul.
- " Ok, Ok... J'ai compris. Écoute... on a qu'à rentrer le projet et on fait ça toutes les deux ok ?...


- " ... Ça te changera les idées et tu pourras peut-être me dire ce qui te chiffonne aujourd'hui ?
- " J'en ai maaaaarrre d'être enfermée...
- " Je sais ma puce... Mais le soleil est trop haut pour toi. On fera quelque chose dehors ce soir, ok ? Ça te dit un pique-nique à la belle étoile ?
- " J'm'en fous."

La jeune fille envoie un regard haineux au ciel avant de balancer son pied dans le projet scientifique installé au sol devant elle. Gloria sursaute mais ne dit rien, se contentant de regarder, peinée, sa protégée tourner furieusement le dos et pénétrer à l'intérieur. 
Elle pose son coude sur la table et son visage au creux de sa main, les yeux clos. Les lèvres se resserrent et des larmes menacent de déborder. Elle se sent coincée. Là, tout de suite, elle n'a qu'une envie : tout envoyer paître comme l'a fait Morgane avec son atelier et passer la porte sans jamais se retourner. Elle prend conscience que cela est devenu trop dur. À nouveau, sa rancœur contre Victor jaillit et emplit tout son être. Il est responsable de tout cela, de cette détresse que ressent sa "fille" chaque seconde qui passe, de la fatalité qui la frappe à chaque réveil.  Il aurait dû s'arrêter aux "triplés", aurait dû se contenter de cet incroyable présent et rester humblement à  sa place. Mais humble ne ressemble en rien au savant fou qu'est son patron. Et Morgane en paiera les frais toute sa vie... Et elle-même certainement aussi... Car aussi fatiguée qu'elle puisse être, il est hors de question pour elle d'abandonner la jeune fille à son sort. Il y a longtemps maintenant qu'elle a lié leurs destins, et il ne faut pas qu'elle l'oublie. Elle a promis à Morgane de toujours rester à ses côtés après que cette-dernière ait commis un acte désespéré. Mais aujourd'hui, la culpabilité lui vrillant le ventre, elle se demande si elle l'avait vraiment sauvée cette nuit-là. 
Elle presse les paupières sous la douleur et ses joues s'humidifient. Elle les essuie rapidement de peur de se trahir et se force alors à se reprendre, à voir les évènements sous un autre angle. Lazlo lui avait promis de chercher une solution pour Morgane, et s'il n'avait pas réussi pour le moment, l'expérience lui avait appris que le benjamin des Lalouche était un homme de parole. Il s'agissait d'être patient, encore et toujours, la petite dernière méritant bien qu'on s'accroche pour elle. Un peu plus légère, Gloria se redresse, respire un bon coup, prend le temps de détendre les traits de son visage et entreprend de remettre de l'ordre dans le bazar créé quelques instants plus tôt afin de pouvoir assister Morgane comme elle le lui avait proposé. 
À genoux contre les carreaux en terre cuite de la terrasse, elle se dit que ce n'est peut-être pas si mal, finalement, que Dimitri ne soit pas venu. Pourtant, dans un coin de sa tête, elle ne peut s'empêcher d'être inquiète : son silence ne peut être une bonne nouvelle.







***








Ig n'a jamais autant couru de sa vie. L'urgence, Ig, avant de connaître les Magnolia, il ne savait pas ce que c'était. Depuis, il a toujours l'impression d'avoir un train de retard et de risquer sa vie à chaque décision. Et à cette pensée, il réalise que ce n'est pas seulement une impression.
Il déboule devant la grille de la cellule dont il ouvre précipitamment la porte en s'exclamant : 

- " Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! Y'a du nouveau !"

En pénétrant dans la geôle, il est frappé par les changements qui y ont eu lieu. Un lit, une douche avec réservoir d'eau chaude, des livres, des toilettes... La plupart des campeurs de Granite Falls sont moins bien lotis. La seule chose qui n'a pas changé, en revanche, c'est le visage amoché du prisonnier, qui ne risque pas de retrouver ses couleurs d'origine de si tôt.

Daniel Magnolia se lève péniblement et ne semble toujours pas enclin à la discussion s'il en croit son attitude détachée alors qu'il reprend conscience : 



-" Monsieur Magnolia, ceci est mon dernier avertissement. C'est le moment ou jamais de me donner quelque chose à leur mettre sous la dent. Si vous persistez à faire la tête de mule, à la fin de la journée je ne pourrai plus rien pour vous."

Rien à faire. Le détenu, qui a les avant-bras posé sur ses cuisses et la tête fléchie vers l'avant ne lève pas ses yeux braqués obstinément vers le sol. Ig continue néanmoins, car il se doute que la suite va attirer son attention : 

- " Vos camarades de la CLOES se sont manifestés."

C'est discret, mais il peut voir que le prisonnier a suspendu sa respiration.

- " Et ils ont fait un massacre." Daniel est dans l'attente, désormais. Ouf. Il y a de l'espoir. " Ils ont tué, exécuté pour certains, des agents de sécurité afin d'enlever une des têtes dirigeantes d'Oaz'Corp.
- " Qui ?" Le ton est posé, la respiration est calme.
- " Lin Muto."

Il hoche lentement la tête, dans une attitude qu'Ig est incapable de déchiffrer.

- " Bref..." Continue-t-il. "Ils veulent procéder à un échange. SAUF. Sauf que Victor Lalouche ne l'entend pas de cette oreille...
- " ...
- " Il veut me faire prendre votre place."

L'homme face à lui se redresse enfin, toute ouïe pour la première fois. Ig se rapproche alors encore un peu pour maximiser son effet : 


- " Soyons clair, Monsieur Magnolia : mon départ signe le commencement de la torture et à terme votre arrêt de mort. À la minute où je sors, vous n'existez plus. Alors je sais bien que cela vous est égal, mais ce qui devrait vous inquiéter, c'est ce que Victor attend de moi une fois l'échange réalisé...
- " ...
- " Parce-que... parce-que ce que vous devez comprendre..."

Ig est fébrile. Doit-il vraiment partager cette information ? Il enrage contre le détenu, contre cette faculté qu'il a à ne pas lui fournir de prise. Il soupire : il n'a pas le choix, il faut absolument qu'il réagisse.

- " ... c'est que vous ne serez pas porté disparu. Votre corps sera peut-être six pieds sous terre, mais votre identité perdurera avec moi."

Enfin, les traits de Daniel se modifient, l'incohérence du propos titillant finalement sa curiosité.

- " Et par quel miracle ? Ce n'est pas comme si nous nous ressemblions.
- " Pour le moment, non. Mais après notre entrevue, votre mère serait incapable de nous différencier."


Sans surprise, Daniel nie l'information, incapable qu'il est de la comprendre et d'en prendre la mesure. Mais il est trop tôt pour franchir l'étape suivante. Le choc engendré ruinerait toutes ses chances de pouvoir négocier ; il faut au moins qu'il atteigne le cerveau calculateur de sa proie s'il veut espérer en obtenir quelque chose qui les sauve tous les deux : 

- " Il y a beaucoup de choses qui vous échappent, c'est normal. Mais si vous refusez de leur être utile, dites-vous que j'aurai le temps de liquider tous vos proches avant qu'Idril ne mette la main sur moi.
- " De quoi parle-t-on exactement ? Parce-que de là où je suis, ça ressemble à une tentative minable, si ce n'est grotesque, d'extorsion d'informations. Je ne vois pas comment vous pouvez imaginer une seule seconde que ça puisse marcher. À ce stade, la seule façon que j'ai de les protéger c'est de fermer ma gueule. Je n'ai plus aucun pouvoir sur ce qu'il se passe à l'extérieur, donc gardez vos menaces à deux balles et foutez le camp."


- " C'est exactement ce dont je vous parle : votre influence sur l'extérieur. Si dans un premier temps vous vous engagez, après nous avoir communiqué une information essentielle en gage de bonne foi, à nous donner la CLOES, je peux essayer de vous envoyer en personne à l'échange. Et là, vous serez en mesure de protéger ceux qui doivent l'être."


- " Vous me prenez vraiment pour un con... Les personnes qui doivent être protégées le sont déjà, elles n'ont pas besoin de moi. Les autres sont adultes et savent tout aussi bien se démerder sans moi. Je n'ai aucun complexe du sauveur à nourrir donc dégagez de là avant que je m'énerve. Je déteste la violence mais je dois avouer que là j'ai vraiment envie de vous défoncer la gueule pour vous faire taire."

La mâchoire d'Ig se décroche devant l'entêtement de l'âne bâté qui lui fait face, mais juste un instant. Il est rapidement gagné par une impatience agacée qui lui fait déclarer : 

- " Je crois qu'il est tant que vous nous preniez au sérieux."

Il entame alors le processus de métamorphose et observe avec satisfaction le visage de son opposant se décomposer seconde après seconde. Quand il a terminé, le choc provoqué chez Daniel Magnolia est aussi paralysant que prévu. 


Il espère néanmoins pouvoir réussir à dialoguer avec lui, parce-que le temps presse. C'est dans cette optique qu'il annonce : 

- " Quand j'aurai prélevé un échantillon de votre ADN, nous nous ressemblerons comme deux gouttes d'eau. Je sais alors que je n'aurai rien d'autre à faire que de montrer votre belle gueule amochée pour faire venir à moi vos alliés les plus camouflés, comme des mouches avec un pot de confiture. Alors si vous voulez avoir une chance de limiter la casse, c'est maintenant."






***






John est fébrile. S'il pensait que la situation à Selvadorada était un nid de guêpe, celle à Oaz' lui donnait l'impression de devoir faire un numéro de funambulisme au-dessus d'un réacteur nucléaire instable. Le type qu'ils s'apprêtent à tabasser, il le connaît. Il ne sait juste plus d'où. Il a beau fouiller les tréfonds de sa mémoire, impossible de mettre un nom ou un contexte sur son visage. Heureusement pour lui, sa cagoule va au moins préserver son anonymat, réduisant fortement les risques d'être reconnu. Néanmoins, il est quasiment certain que leur rencontre n'a rien de professionnelle. Il est plus âgé que lui, donc ce n'est pas un camarade d'école. Il n'en mettrait pas sa main à couper, mais il ne croit pas qu'il l'ait croisé à la fac non plus. Il a pensé à une conquête d'un soir ; alcoolisé, il est possible qu'il l'ait oublié. D'autres scénarios se sont créés, mais la seule certitude qu'il avait, c'est qu'aucun ne correspondait. Et le plus étonnant, c'était que quelque chose criait en lui, depuis la première fois qu'il l'avait vu sur la tablette de Victor Lalouche, que cet homme mystérieux était important. Tous les renseignements qu'on lui avait fourni à la hâte étaient anonymes : le prisonnier s'était vu privé de son identité. Le dossier complet n'était manifestement pas encore à sa portée et il ne pouvait rien faire à part attendre que l'info vienne à lui, s'il ne voulait pas que son intérêt soit remarqué. 
Revenu de Selvadorada, il pensait, en faisant une croix sur les opérations spéciales, s'être débarrassé pour de bon des expéditions punitives. Mais c'était sans compter son maître chanteur, l'exécution du bras droit d'Oshossi, et l'enlèvement de la maîtresse, s'il en croyait les sous-entendus de son boss, d'un des piliers d'Oaz Corp. Visiblement, le temps des négociations était terminé, et Lazlo Lalouche, armé d'un Oshossi chargé à bloc, comptait bien obtenir au moins autant d'informations que de dents.
Pour John, son rôle était clair. Il n'était là qu'en renfort. Ce jour-là, on n'attendait rien de plus de lui que de garder le prisonnier conscient et sur ses pieds le temps que son acolyte se défoule et que le frère Lalouche pose ses questions. S'il en croyait ce qu'il avait perçu du PDG d'Oaz'Corp à ce sujet, il lui semblait peu probable qu'ils retirent quelque chose du détenu s'il n'avait rien lâché avant. Oshossi le savait, c'était une certitude. Mais Bellone n'était plus, donc le résultat n'avait pas tellement d'importance. Dans le SUV qui les avait amenés sur le site, l'observation de ses deux compères avait appris à John que Lazlo Lalouche et Oshossi semblaient contents de s'être trouvés et de trouver chez l'autre une excuse à la barbarie qui allait suivre.
Un cliquetis le sort de ses pensées et un homme, à la surprise générale, sort d'une cellule.


- " Dimitri ?" Interroge Lazlo Lalouche. "Qu'est-ce-que tu fais là ?
- " Je suis là sur la demande de votre frère.
- " Oui, je me doute, merci ; mais que t'a-t-il demandé ?
- " Je peux en discuter avec vous en privé, si vous le souhaitez. Par contre, je dois vous informer que ces hommes ne peuvent pas être en présence du prisonnier.
- " Et pourquoi donc ?! Si Victor croit que je vais me contenter de rester les bras croisés, il se trompe lourdement ! Le sujet est trop important pour que je le laisse seul aux commandes.
- " Laissez-moi vous expliquer, vous allez comprendre. "



Le silence qui suit traduit le scepticisme de son camp et l'inquiétude d'Oshossi devant l'hésitation de son patron. Il le sent bouillir à ses côtés, d'une colère froide contenue à bout de nerfs par une attitude détachée uniquement trahie par la roideur des mouvements de nuque qu'il effectue pour forcer son corps à se détendre. Puis, le couperet tombe : 

- " Allez m'attendre en haut. Je reviens vers vous quand j'ai terminé avec Dimitri."

John devine les trésors de self-control que son boss développe à cet instant, où il se rend compte qu'il doit reprendre l'habitude de ne plus être le seul aux commandes. Professionnel, il acquiesce en silence et tourne les talons, l'entrainant dans son sillage. John pousserait bien un soupir de soulagement, s'il n'était pas perturbé par l'aura sous haute tension de son collègue, qu'il espère toujours pouvoir considérer comme un ami après toute cette histoire.





***







Lazlo Lalouche tempête à en faire trembler les vitres en verre trempé. John le voit gesticuler en tout sens, ne s'arrêtant seulement que pour écouter les réponses de son aîné ; et certainement reprendre son souffle. Il donnerait cher pour comprendre le sens des propos qui lui parviennent étouffés.
Sur sa droite, Oshossi se rappelle à lui en faisant craquer ses cervicales.

- " Si tu veux que je t'aide efficacement, il va falloir me donner le dossier complet." Déclare John.


- " Je sais bien. Mais ici, ce n'est pas moi qui décide.
- " Ca a l'air d'urger, pourtant. Lazlo est mûr, à mon avis une pichenette et il nous fournit tout ce dont on a besoin.
- " Le soucis qu'on a, c'est que c'est le numéro 2. Voire même le numéro 3. Je n'ai pas beaucoup vu le cadet, mais il est clair que le rapport d'autorité n'est pas le même qu'entre Victor et Lazlo. Je les ai observé, tous les deux, et Victor ment par omission, c'est flagrant. Lazlo n'a pas l'air d'être dupe, mais il n'est pas de taille à se mesurer à son aîné. Donc la grande majeure partie du temps, il brasse du vent, tentant de prouver sa légitimité."

John reporte son attention sur le bureau du grand patron, et l'attitude de ce-dernier confirme les dires de son supérieur. 

- " C'est donc Victor qu'il faut travailler.
- " Manifestement. Mais pour une raison que j'ignore, il a placé son gorille entre le prisonnier et nous. Dis-toi que je n'ai jamais pu l'approcher. Et au moment où je pense que c'est bon, Dimitri sort miraculeusement de la cellule pour nous barrer la route.
- " Son identité ne t'a rien appris ? 
- " Non. Ce type est un putain de mystère. Je n'ai aucune idée de ce qui le rend si précieux, et ce qui motive le big boss à se le garder pour lui."

Le rythme cardiaque de John s'emballe. Si le prisonnier est une telle énigme, comment expliquer cette certitude de le connaître ? Mais surtout, à quel point leur lien représente-t-il une menace pour sa propre sécurité ?




***





- " C'est bon ? Tu as fini ?
- " J'en aurai fini, Victor, quand tu auras répondu à mes putains de questions ! 
- " Ça fait des heures que je t'ai répondu mais tu continues à crier dans mes oreilles..."


- "... Je n'y suis pour rien si tu persistes à nier l'évidence. Ce serait plutôt à toi de m'expliquer pourquoi diable tu refuses l'échange qui permettrait de retrouver ta dulcinée. La vraie, j'entends."


- " J'en ai ma claque de ton manque de respect et de considération. 
- " Comment ?! Mais... !
- " Oh la ferme. Je n'y crois pas du tout à cet échange. Il est parfaitement impossible que tu libères cet homme uniquement pour récupérer Lin. Tu as quelque chose en tête, et je te connais suffisamment pour craindre que ton plan ne compromette la sécurité de Lin. Je sais pertinemment qu'elle n'a aucune valeur pour toi alors il est hors de question que je te laisse le champ libre.
- " Tu te trompes. Le Dr Muto est un élément précieux pour Oaz'Corp, donc pour moi. Tu me prends vraiment pour un idiot, parfois. Tu crois que je ne suis pas conscient de ce qu'elle a apporté à l'entreprise ?
- " Épargne moi tes conneries pour l'amour du ciel. Tu la sacrifieras sans sourciller si tu penses que ça servira ton intérêt, et tu te serviras de la CLOES comme excuse. Je ne te laisserai pas faire."



- " Tu n'es qu'un abruti, Lazlo. Je ne sais pas je si vais supporter longtemps que tu continues à nous freiner de la sorte. Cela fait des semaines que j'évalue la valeur de ton assurance vie. Continue de me casser les couilles comme tu le fais, et je peux t'assurer que je m'acclimaterai très bien de la nouvelle équation que tu m'apportes sur un plateau. Le vieux Goth n'est plus que l'ombre de lui-même, il ne me fait pas peur. Et je commence à me dire que, malgré les circonstances, il serait un meilleur compagnon de route que toi."


- " Donc l'échange aura bien lieu..." Reprend-il. "... et rentre bien dans ta cervelle de piaf que c'est la seule solution pour non seulement récupérer Lin, mais surtout se débarrasser une fois pour toute de ce cancer qu'est la CLOES. Tes démonstrations de petit mâle énervé, même armé des muscles d'Oshossi, ne t'apportera strictement RIEN de la part du prisonnier. Si je suis amené à considérer l'échange, malgré les risques que cela représente, tu devrais bien te douter que c'est parce-que c'est la seule solution, et heureusement pour nous, peut-être bien la plus efficace. Je te l'ai dit un million de fois, cette partie des affaires, c'est moi. Soit tu te le fous dans le crâne pour de bon..."


- " ... soit je te jure sur la tombe de notre mère que Lin, en sandwich entre nos forces spéciales et les terroristes, ne sera pas la plus à risque de se prendre une balle perdue. Traduction : c'est la dernière fois que tu me pousses à bout. La prochaine fois, je te raye de la carte."






***





Julie, après avoir fait les cent pas au sous-sol, décide de continuer au rez-de-chaussée. Là, elle n'entendra plus les cris. Les cris, les pleurs, les supplications d'une proie sans défense. Julie n'avait jamais eu aucun problème avec la torture... quand elle était employée sur des soldats. Depuis qu'elle appartenait à la CLOES, elle avait dû s'en prendre à des civils et elle avait mis un peu de temps à s'acclimater à la terreur ingénue dans leurs yeux. Elle s'était finalement fait une raison en se disant qu'ils avaient choisi leur camp, mais cette fois-ci, c'est différent. Son cœur bat à tout rompre, elle est au bord des larmes. Une partie d'elle sait que c'est la seule chose à faire, mais l'autre, celle que Daniel a réveillée, est tiraillée par un terrible sentiment de culpabilité. Lui pardonnera-t-il ce qui est en train d'arriver à cette fille ? Cette fille qui lui a tourné le dos, qui a choisi l'ennemi, qui a fermé les yeux, mais qui par on ne sait quel sortilège - même si elle s'en doute et que cela la contrarie un peu plus - a gagné un statut d'intouchable ? Elle connaît trop bien son compagnon pour se rendre compte que même s'il ne dira rien, il n'en pensera pas moins. Et ce sera un incident de plus qui viendra s'interposer entre eux. Elle marche et se force à respirer amplement, à se concentrer sur les faits, sur ce qu'elle devra dire pour faire fonctionner le cerveau rationnel de Daniel : Djalil avait été formel, le Docteur Muto est le point faible de Lazlo Lalouche. L'infiltré avait passé des années à écouter les discussions des employés d'Oaz'Pharma et avait pris conscience de l'importance de Lin pour le benjamin des Lalouche. Détail qui n'avait pas échappé à Sharon lors des rapports officieux que lui faisait son ami d'enfance quand elle prenait des nouvelles, en secret, de La CLOES. Une sueur froide avait parcouru l'échine de Julie quand Sharon avait exposé les raisons de son choix : s'en prendre à une des trois têtes de Cerbère était trop risqué. En revanche, les moyens déployés pour une employée de moindre importance, remplaçable, étaient certainement davantage dans leurs cordes. En particulier s'ils demandaient à ce que l'échange se fasse dans le secret, Sharon prenant le pari que Lazlo ferait des pieds et des mains pour maximiser ses chances de retrouver sa maîtresse en un seul morceau. Le point faible du maillon faible... c'était d'une logique implacable, et cela tracassait profondément Julie que Sharon ait été capable de ce pragmatisme à une telle distance de l'action. Elle avait eu tendance à l'oublier, avec le temps, mais Sharon était une menace sérieuse à ne surtout pas négliger. En plus de tout le reste. Elle porte une main à son front qu'elle presse entre ses doigts.
Alors que ses pas l'amènent un peu plus loin en direction de l'entrée, elle surprend Kay perdu dans ses pensées dans une attitude abattue qui ne lui ressemble guère.




Tout de suite, elle pense à Corey. A-t-il fait une rechute ? A-t-il ou ont-ils été de nouveau approchés par Oaz'Corp ? Kay représentait-il une menace pour leur mission ? Pour eux ? Autant de question qu'elle comptait bien lui poser, jusqu'à ce qu'elle entende quelqu'un remonter du sous-sol et l'interpeller.


- " Y'a du nouveau." Annonce la voix de Kate.

Julie soupire. Elle ne sait pas si elle aurait préféré avoir tort ou raison. 

- " Qu'a-t-elle dit ?
- " Il y a eu un incident, il y a quelques années, lors d'une mission sur Sixam, qui a été sabotée par un gars de chez eux."

Julie arque les sourcils de surprise : 


- " De chez eux... et de chez nous ? On a retourné un gars ?
- " Non... Pas de chez nous... Il a agi tout seul comme un grand... Ou bien ça veut dire qu'on est pas tout seuls sur le coup. Et y'a moyen que ce soit une bonne nouvelle.
- " Quelle était sa motivation ?
- " Elle ne sait pas. Ça daterait d'une ancienne expédition qui aurait mal tournée... 
- " Une autre ?
- " Oui... Ce sont les rois du camouflage, là-bas. Bref. C'est quand elle a posé des questions à Lazlo Lalouche qu'il a craché le morceau... enfin une partie, sur l' "Épidémie du Berceau". C'est là qu'elle a pris la mesure de l'évènement.
- " Et qu'a-t-elle appris de nouveau, à ce moment-là ? Et quel lien avec le transfuge ?
- " L'Armée. Qu'Oaz'Corp bosse pour l'Armée et si elle n'a pas les détails, les recherches effectuées sur les enfants semblent avoir été récupérées à des fins militaires. Elle n'a pas su établir de lien précis avec le gars, mais pour elle c'est lié."

Julie recule la nuque : qu'Oaz'Corp soit sous la coupe de l'Armée était un fait connu, mais en quoi les données de l'Épidémie du Berceau pourraient-elles leur servir ? Ce à quoi Kate répond : 

- " Elle ne sait pas, mais la réponse se trouve forcément dans le produit.
- " Ok... Et le type ? On peut le trouver quelque part ?
- " Il serait dans une prison haute sécurité, mais elle ne sait pas laquelle.
- " Le nom du gars ?
- " Gustave Ivanovitch. Mais à mon avis ça ne va pas nous servir à grand chose. Ce qui s'est passé sur Sixam n'a jamais été ébruité. Il peut tout aussi bien avoir été suicidé...
- " Oui, je sais..." Répond-elle en haussant les sourcils, désabusée rien qu'à l'idée de l'effort que cela demandera de découvrir s'il est mort ou vif. "Que s'est-il passé, après ça ? 
- " Eh bien elle a continué son petit bonhomme de chemin, l'air de rien..."

Un élément apporté par Djalil revient alors à Julie : 

- " Djalil nous a bien dit qu'elle était isolée ? Quel était son surnom déjà ? Le glaçon ? Ah non ! L'Iceberg...
- " Oui... C'est ça. Mais ça l'a pas suffisamment secouée pour dégager. La soupe est trop bonne pour avoir des principes...
- " ... Et rien sur les enfants ? Sur les journalistes ? Les pots de vin ?
- " Nan. Elle ne sait rien."

Julie baisse la tête, pensive. Elle regrette ne pas avoir plus de temps. Elle a le sentiment que s'il y avait une personne qu'ils auraient pu retourner, c'était bien elle. Elle soupire avec une pointe d'agacement : s'il est trop tard, c'est aussi parce-que Daniel a gardé cet élément pour lui. Vu l'affection qui semble encore les lier en dépit de tout, étant donné l'isolement dans lequel elle était, il n'aurait pas fallu grand chose pour faire de cette fille le Cheval de Troie de leurs rêves.
Quel gâchis.

- " Julie..." Reprend Kate sur un ton encore plus bas. "Est-ce-que nous n'aurions pas intérêt à mettre les voiles tout de suite ?"
- " ... Tu plaisantes ? C'est toi qui tenais à aller jusqu'au bout.
- " J'ai réfléchi...
- " Non. Tu doutes. Tu doutes parce-que ça devient réel et que cela t'éloigne de ton fantasme du sauveur.
- " ...
- " On a préparé notre sortie. On le sait très bien qu'il y a plus de chances que ça casse que ça passe. Si tu ne voulais pas y aller, il ne fallait pas te précipiter dans les mailles de Max et Sharon.
- " On a encore le droit de changer d'avis ?! Tu ne t'en ais pas privé, toi ! Tu en es à combien, déjà ? Ou tu vas me dire que ce n'est pas pareil ? Tant que c'est toi qui décide ? 
- " Et depuis quand ça te dérange ? On sait toi comme moi que tu n'as pas la capacité de trancher."


- " Vraiment ? Tu vas aussi me faire le coup du "Tu ne sais pas penser par toi-même" ? Putain mais vous êtes toutes les mêmes dès que vous vous sentez menacées.
- " Ce que je veux dire, c'est que tu ne partiras pas toute seule. Si tu avais dû le faire, nous n'aurions pas cette conversation. En ce qui me concerne, depuis le début je cherche toutes les excuses possibles pour être en mesure de sauver Dan. Peut-être... certainement... contre toute raison. Et oui, j'avoue, cela m'est bien égal tant qu'il y a une chance. Or, il se trouve que cette chance minime risque d'être compromise si tu fous le camp maintenant. Alors si, finalement, tu trouves le courage de t'émanciper, ne t'étonne pas, vu le timing, si je ne te laisse pas partir avec ma bénédiction.
- " ... Tu parles du complexe du sauveur... Mais de nous deux, c'est clairement toi qui en souffre le plus et c'est évident que ça t'embrouille l'esprit. Qu'a promis Sharon à Max pour qu'il se risque à une telle entreprise ? Max sait que je ne suis pas Jane et pour autant il n'en montre rien. Sharon est la seule à connaître notre rôle dans la disparition de notre sœur. Tu paries combien que la récompense pour la libération de Dan c'est le secret qui entoure Jane ? Quand j'étais avec lui et qu'il croyait lui parler, j'ai eu accès à une toute autre personne. Il était complètement fou d'elle. Il allait tout plaquer pour elle. Et on lui a retiré ça. Sharon protège Dan. Elle le protègera toujours. Il n'a pas besoin de nous, Julie.
- " Et que crois-tu, grande stratège, qu'il se passera quand elle n'aura rien à échanger contre Dan ?"

Julie voit les yeux de Kate s'écarquiller à mesure qu'elle prend conscience de l'information : elle offre leurs deux vies sur un plateau.
Kate finit par bredouiller : 

- " Notre... notre plan de sortie... C'est... C'est une mission kamikaze ?
- " C'est votre meilleure chance. Max doit absolument vous garder en vie, toi et Dan. En ce qui me concerne, il ne connait pas encore mon importance dans ce qu'il s'est passé, donc je suis la plus à même d'y passer. C'est précisément pour cela que j'ai besoin de toi. Si je disparais, il lui restera toujours un équipier.
- " Ça va surtout se terminer en boucherie.
- " Et tu préfères quoi ? Mourir d'une balle dans la tête ou torturée dans la cave de Villareal ? De toute façon... la cavale, ce n'est pas pour moi."

Un silence s'installe alors que Julie tait le fond de sa pensée, même si Kate en a saisi le concept : c'est la cavale seule qu'elle refuse. Car après la fatigue de toutes ces années où elle a cherché à se venger, où elle s'est malgré tout attachée à un autre homme, la solitude, à fortiori dans la fuite, lui paraît insurmontable ; plutôt mourir que vivre sans lui.
Son cœur bat à tout rompre : maintenant que tout est clair, que va faire Kate ? Elle n'en est pas fière, mais Julie mise tous ses espoirs sur l'instinct de suiveur de son acolyte. Elle n'en aura néanmoins pas la réponse tout de suite : un sifflement puissant se fait entendre, et toute la troupe se met en branle. Des membres des deux organisations les dépassent, puis, insidieusement, les corps se pressent autour d'elles pour former un goulot d'étranglement. 


Alors que Kate se fait embarquer en premier par la meute, le regard de Julie capte la silhouette cagoulée du Docteur Muto et son souffle s'interrompt quand elle aperçoit le gilet qu'elle porte. Max s'est assuré d'avoir le champ libre pour se retirer sans casse... écartant  de l'équation la confusion de la fuite sur laquelle comptait Julie pour mettre son plan à exécution. Une angoisse poignante la saisit alors, matérialisée physiquement par l'emprise que max vient de resserrer sur elle alors que ses hommes la prennent en tenaille entre leurs épaules, l'air de rien. Mais elle n'est pas dupe : elle et Kate viennent de rejoindre le banc des captifs... avec un temps d'avance.







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