Meet... Corey 6
J'ai
fait ce qu'elle m'a demandé évidemment, même si j'avais peur. Pour
elle, pour moi. Mais faut croire que de nous deux, j'étais le seul à
m'inquiéter.
J'étais
largué. Dans tous les sens du terme.
Dégoûté.
Amer.
Blessé.
Je
trouvais cela tellement injuste. Alors c'est ça la vie ? On est
baraqué et agressif et tout nous tombe tout cru dans le bec ? C'est
insupportable.
J'ai
malgré tout eu un petit lot de consolation.
Mara
m'a téléphoné, me demandant si je savais où était passée
l'ombre de Silvia. Elle ne disait pas ça méchamment, mais ça m'a
quand même gonflé et j'ai raccroché. Elle m'a rappelé dans la
foulée, un peu alertée par ma réaction inhabituelle. Voyant que
j'étais vraiment de mauvais poil, elle a embrayé en me racontant le
dernier incident qui s'était produit au club, persuadée que ça
allait me remonter le moral.
Le
lendemain du retour de Dan, ce dernier a proposé à Kay de
s'entraîner avec lui. Invitation reçue avec grand plaisir, comme me
l'a raconté une Mara hilare. L'abruti. C'était bien le seul à ne
pas avoir pensé à devoir changer de ville. De pays, même. Donc Kay
était tout fou à l'idée de se mettre sur la tronche avec quelqu'un
pour le plaisir, jusque-là rien d'étonnant, et aurait même
carrément ignoré les injonctions de Silvia visant à le dissuader
de "rencontrer" Daniel. Mara avait dû s'interrompre tant
elle riait. Moi je commençais à aller mieux, pour tout avouer. Il
était là, donc, en train de sautiller, de faire des feintes, devant
un Daniel statique et certainement affublé de sa mine réjouie dont
il a le secret. Et puis quand ce fut le moment, dès que Kay a été
à sa portée, il lui a mis une gifle. Mais apparemment, la gifle du
siècle, qui a envoyé le rouquin face contre terre. Mara n'en
pouvait plus, et moi je ne pouvais pas m'empêcher de sourire en
pensant à la stupéfaction du fanfaron. Daniel a tranquillement
attendu, les mains dans les poches, qu'il se relève, avant de lui en
remettre deux coup sur coup en le tenant par la gorge. Mara riait
encore, mais moi l'envie m'était passée. Mon estomac s'était tordu
à l'idée d'entendre la suite. Kay a commencé à comprendre que
quelque chose clochait car il a tenté de calmer les ardeurs de Dan
en lui rappelant qu'ils ne se battaient pas pour de vrai. Mais comme
on ne fait pas d'un âne un cheval de course, il a cru bon d'ajouter
que si ce n'était pas bon enfant, il allait montrer lui aussi de
quoi il était réellement capable. Ce à quoi Daniel a répondu
qu'il ne comprenait pas, qu'il passait un très bon moment, que ça
lui faisait du bien de se défouler en toute amitié, et qu'il se
demandait si c'était ça qu'il ressentait quand il ne se battait
"pas pour de vrai" avec Silvia. Kay avait alors changé de
couleur et s'était mis à bafouiller que ce n'était pas de sa
faute, qu'elle marquait facilement, que c'était comme ça qu'on lui
avait appris et que-je-ne-sais-pas-quoi puisqu'il n'a pas eu le temps
de finir sa phrase, projeté au sol et coincé par Daniel qui lui a
enseigné une nouvelle leçon : s'il entendait encore une fois parler
de brutalité envers Silvia, de quelque nature que ce soit, il allait
le retrouver sur son chemin et cette fois, ce serait "pour de
vrai."
Une
fois qu'elle eut fini son rapport, j'ai presque entendu Mara sourire
au téléphone, attendant mon explosion de joie.
Qui
n'est pas venue. Je ne vois pas comment on peut se réjouir d'une
telle violence. Et je repensais aussi à la dernière fois que
j'avais vu Daniel, à l'agressivité dont il avait fait preuve.
"Faites ce que je dis, pas ce que je fais" ? Cela dit, il
fallait bien reconnaître que j'étais quand même soulagé que Dan
ait mis les choses au clair avec Kay.
Au
final, Mara a conclu la conversation par un "Mon ptit chou, t'es
vraiment trop tendre pour ce monde. Mais je t'aime comme ça. Passe à
la maison ! Ça te fera du bien !"
Trop
tendre pour ce monde ? Ou pour le leur ? Comment faisait Mara pour
naviguer ainsi entre les deux ? Pourquoi je ne pouvais tout
simplement pas arracher Silvia de leurs griffes et l'amener dans mon
monde à moi ?
J'ai
ruminé ces pensées pendant des semaines, si bien que ma mère a
fini par me mettre dehors.
Vas
prendre l'air un peu !
Mais
de l'air où ?
Où que j'aille, j'y allais avec Silvia. Et si je la croisais, alors
qu'elle m'avait interdit de l'approcher ?
Au
bout d'un moment, cela dit, j'ai fini par me dire qu'après tout,
c'étaient nos endroits à tous les deux.
D'ailleurs,
je me suis fait du soucis pour rien, encore, puisque je ne l'y ai
jamais vue. A croire qu'elle avait rasé toute notre histoire de sa
carte de navigation.
Alors
je me baladais de spot en spot, sans jamais inquiéter personne, sans
jamais être inquiété, tel un fantôme.
Je
n'avais jamais eu l'impression de faire partie du monde - de
celui-là, du leur, de n'importe quel monde en fait - mais pendant
cette période-là, je n'étais même plus un outsider, capable de
faire une percée à la faveur d'un quelconque miracle (je réalise
que finalement, je suis un optimiste...)... J'étais juste une
coquille vide. Je n'écrivais plus, je ne jouais plus. Je constatais
le fruit de mon long travail d'assimilation par Silvia. Toutes mes
actions, depuis le baiser refusé, m'avaient amené à cet instant
là.
Ce
moment où des pas familiers se sont dirigés vers moi.
-
Corey...
Je
n'ai pas répondu.
-
Corey. Corey, réponds moi.
Je
me suis demandé si elle était vraiment là, ou si mon délire avait
atteint un nouveau stade.
J'ai
toussé, à cause de la poussière qui tournoyait autour de nous/
moi, je n'étais sûr de rien.
-
Tu as maigri... Tout le monde s'inquiète.
Je
regardais ce ciel, si noir et si brillant, si silencieux, si vide de
sens pour moi.
Tout
le monde ? Ma mère, ce n'est pas tout le monde. "Tout le monde"
n'en avait rien à faire de moi.
-
Ok Co. Je le mérite.
Et
elle s'est allongée à côté de moi, comme si de rien n'était.
Comme si le gouffre qu'elle avait creusé entre nous avait disparu.
-
Vas à San Myshuno. Vas prendre ta place. Il n'y a rien pour toi ici.
Rien qui te permettra de réussir ce pour quoi tu es fait. Je te tire
vers le bas. Depuis toujours. Quitte-moi. Quitte Oaz'. Et tu verras
que tu iras mieux.
Je
n'avais absolument rien à dire. Rien qui aurait changé le cours des
choses, de toute façon. Alors à quoi bon se fatiguer ?
-
Qu'est-ce-que je peux faire ?
J'ai
pouffé, malgré moi.
-
Rien. Tu as déjà un frère, tu as déjà un copain, et mon amitié
t'encombre. Tu ne peux pas m'aider, et moi
non plus. Tu as été très claire.
- Je suis désolée.
non plus. Tu as été très claire.
- Je suis désolée.
-
J'aurais aimé que tout se passe différemment. Mais on n'est plus
des enfants, Corey. Tu ne peux plus te contenter de rester dans mon
ombre. Il faut que tu fasses ta vie. Sans moi pour bousiller ton
avenir avec mes problèmes.
La
confusion qui s'est installée brutalement en moi m'a serré la
gorge. J'allais lui répondre qu'elle n'avait pas à choisir pour
moi, que si je voulais rester auprès d'elle, c'était mon choix.
Mais une prise de conscience soudaine m'a arrêté. C'était
exactement ce qu'elle fuyait chez moi. Ce désir de n'exister que
pour et par elle. Et puis ça n'avait pas de sens, non plus, de
continuer ainsi, niant mes sentiments et subissant la proximité de
ses amants successifs, de crever de frustration petit à petit.
-
Tu es doué. Tu es intelligent. Tu es doux. Suis ta voie, la tienne,
ailleurs que dans ce bled pourri. Et tu m'écriras pour me raconter
comme ta vie est belle et pleine de succès.
Elle
s'est essuyé les yeux et s'est levée pour partir. Son départ
précipité m'a fait bondir moi aussi, tout mon être paniqué à
l'idée de cet adieu.
-
Je comprends ce que tu me dis ,
ai-je lancé pour l'arrêter.
-
Je dois faire des choix pour moi. Ok.
Et
à cet instant, j'ai remarqué son nouveau tatouage.
-
Mais toi aussi tu dois arrêter tes conneries. Je n'ai peut-être pas
de personnalité, mais toi non plus. Tu te jettes dans les bras du
premier type qui passe, sans même te demander s'il est bon pour toi.
Nous aussi on s'inquiète pour toi, sur ce que tu pourrais laisser
faire. Daniel a quand même dû intervenir ! Mais si personne n'est
là pour le prévenir, il se passera quoi la prochaine fois ? Et là
? C'est quoi dans ton dos ? Kay est tatoué alors tu te fais tatouer
aussi ? Tu vas consommer des trucs toi aussi bientôt ? Je veux bien
que ce soit compliqué pour toi mais trouve un autre moyen d'attirer
l'attention de Dan. Et trouve-toi un mec gentil, pour une fois.
-
Ça existe des garçons qui ne sont pas violents, qui ne te font pas
payer leurs sautes d'humeur, qui te respectent...
-
Oui il y a toi. Mais on est comme frère et sœur. Alors je prends ce
qui reste.
-
Sauf qu'on n'est pas,
frère et sœur Silvia. Et t'as vraiment pas compris ce que je
ressens pour toi ou c'est une façon de me mettre un stop autrement
qu'en t'enfuyant au courant ?
Elle
ne m'a pas répondu, mais j'ai vu dans son regard qu'elle ne
s'attendait pas à ça.
-
C'est de ma faute. Si j'avais eu plus de caractère, j'aurais été
fixé il y a longtemps déjà. Alors Silvia, j'ai des choses à te
dire. Que je garde depuis des années, par peur de ta réaction. Mais
je n'ai plus peur. Toutes ces années ne m'ont mené à rien. Alors
est-ce-que tu veux savoir ce sur quoi je travaillais quand on vivait
ensemble ? Si tu tiens à moi, laisse-moi au moins l'occasion de te
montrer. Je te promets que je partirai après. Sans rancune. Là,
tout de suite, j'ai besoin que tu m'écoutes, à ton tour. C'est la
dernière chose que je te demanderai.
Elle
a hoché doucement la tête.
-
Retrouve-moi demain soir au parc, comme d'habitude. Et après je ne
t'embêterai plus.
Elle
a penché la tête sur le côté d'un air désolé et s'est laissée
tomber dans mes bras en posant son front contre ma clavicule. Je
sentais qu'elle voulait me dire quelque chose. Mais elle n'en a rien
fait et je ne l'ai pas poussée à le faire, préférant savourer ce
moment avec elle.
Parce-que
je n'avais pas menti. J'allais me reprendre en main, avec ou sans
elle.
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